Suzette "la bonne fée" de la terrasse.

SUZETTE  la « bonne fée » de la terrasse.  Photo du printemps 1946.
 
Suzette était une jeune  femme brune d’une trentaine d’années, très mince, au visage  anguleux. Son sourire découvrait des incisives un peu longues, mais il illuminait.. Elle était ouverte, chaleureuse, généreuse, attachante. Elle nous aimait et nous gâtait. Une fenêtre de son couloir s'ouvrait sur la terrasse. Par là elle nous surveillait sans avoir jamais réussi à nous empêcher de grimper sur le toit. Elle nous approvisionnait aussi pour les goûters.
   Elle eut 3 garçons mais aurait tellement souhaité avoir une fille ! Le verre d'eau qu'on lui fit boire après l'avoir tourné au dessus de nos têtes à Josiane et à moi 7 fois dans un sens et 7 fois dans l'autre resta sourd à son voeu.
Elle confectionnait pour Josiane et moi des tabliers à volants avec des tissus que fournissait mon grand-père.
Fascinées, nous suivions la course rapide de l’aiguille de la machine Singer sur le tissu et regardions le vêtement prendre forme trop lentement à notre goût. J’observais le mécanisme et j’admirais l’habileté et la vélocité avec lesquelles Suzette donnait, avec sa main, l’impulsion à la petite roue supérieure qui transmettait, par une courroie, le mouvement à la grosse roue inférieure. Suzette dirigeait le tissu sous l’aiguille tout en actionnant la pédale d’un mouvement alternatif des deux pieds. La bobine de fil se déroulait en tournant comme une toupie, le tout dans un fracas assourdissant coupé d’intervalles de silence réguliers. Je brûlais d’envie d’essayer la machine. Hélas ! L’aiguille courait alors sur le tissu, à sa guise, dans tous les sens et finissait par lâcher le fil avant de se casser et la bobine libérée s’arrêtait net. J’ai dû renoncer !

En hiver, quand il faisait très froid, nous passions l’après-midi chez Suzette, souvent avec Mireille, parce que  le soleil inondait son appartement, alors que la façade donnant sur le Rhumel au Nord restait froide chez nous. Nous y retrouvions  parfois "Nini" la soeur de Simone, l'autre voisine du 5ème étage, la " Pénélope" de l'immeuble, à la somptueuse, lisse, très hispanique chevelure brune ramassée en chignon, qui attendait dans le jeûne et la prière le retour de son fiancé, prisonnier en Allemagne. A son retour, ils ne se sont plus quittés et au bout du chemin, très âgés, sont morts ensemble, l'un n'ayant que de très peu survécu à l'autre.
Pendant la guerre et les deux mobilisations, les ressources du foyer de Suzette étaient modestes. Son mari était un employé comptable. Il parlait peu, mais semblait heureux de nous voir. Bien que sourd, il jouait de « l’oud », le luth oriental constantinois avec 4 paires de cordes, suspendu en permanence sur le mur de la salle à manger et il fredonnait très souvent toujours en arabe, des airs arabo-andalous.oud

Pendant la guerre, le couple sous-loua une chambre de leur appartement à mon oncle Eugène qui s’y est installé pendant un hiver avec sa 1ère femme Gilette et leur bébé Janine. Puis Eugène rejoignit l'Angleterre et la résistance où il dirigea une équipe de déminage avec comme emblème une tête de mort. Un héros méconnu !
 En 1941, toute la famille s’est réfugiée chez Suzette quand mon oncle Maurice, victime de l’épidémie de typhoïde, était soigné à la maison. Les épidémies étaient terribles et c’est aussi à Constantine que Pierre  Cohen-Solal, le jeune frère de 27ans de ma belle-mère est mort du typhus en 1941. Les antibiotiques étaient inconnus, l’hygiène difficile à respecter avec la misère, la pénurie de savon, d'eau et de désinfectants. Les médecins étaient désarmés. Les insectes : poux, puces, punaises, moustiques, blattes énormes proliféraient partout.
De Suzette, j’ai gardé le souvenir, outre sa gentillesse et son sourire, d’une excellente soupe de tomates fraîches savoureuses de soleil et veloutées, parfumée à la menthe et à la coriandre qu’elle faisait l’été avec des vermicelles fins et d’une paire de chaussures en cuir rouge, luisantes de cirage, avec semelles hautes à talons compensés, toujours entretenue avec amour.
Pendant la guerre, les chaussures en cuir étaient très rares et précieuses. Les femmes portaient des chaussures à semelle compensée de bois, de liège ou de corde obtenues souvent contre des tickets. Suzette m’a pourtant autorisée à me percher quelquefois sur les précieuses chaussures rouges en cuir avec lesquelles je faisais quelques pas comptés, mal-assurés, en me tordant les pieds.
Après l’exode, en 1961, je ne l’ai jamais revue, mais j’ai su que ses trois fils,  dont elle suivait de très près le travail scolaire, jadis, avaient bien réussi. Vonvon, l’aîné, est médecin à Marseille.
J’ai conservé une photo de Suzette sur la terrasse, entourée de Josiane et moi, qu’elle tient affectueusement par les épaules. Nous portons, sur cette photo, des tabliers en Vichy à gros carreaux rouges, bordés de « croquet » blanc, confectionnés par elle. Depuis plus de 60 ans, j’ai conservé, en souvenir, ce tablier démodé qui a beaucoup servi aux déguisements des enfants de la famille. J'avais même gardé un coupon de ce tissu qui provenait du magasin de tissus de mon grand-père et que Sarah, ma petite fille aînée, le trouvant à son goût, vient d'emporter..
Au début de l’été 2007, j’ai trouvé chez Cyrillus, des petites robes d’enfant avec un tissu rouge à carreaux et du « croquet » blanc tout à fait semblables, très "rétro","vintage"dit-on aujourd'hui.
      Nous aimions nous attarder chez Suzette et parfois, grand’mère nous accueillait avec une molle tape dans le dos et une insulte en arabe, pour la forme, parce que nous dépassions les bornes.
Je me souviens même avoir récité mes leçons de poésie et pris des bains chez Suzette. Se prélasser dans une baignoire était un luxe inouï, même sans eau chaude courante, à l’époque où nous n’avions pas encore de salle de bains chez mes grands -parents. Nous en avions chez mes parents à Taza puis Oran, mais toujours sans eau chaude courante.

Bien des années après, au printemps 1953 ou 54, X. était venu me voir, sous une pluie battante. J’étais chez Suzette. Elle l’a accueilli, lui a fait ôter sa chemise trempée pour la sécher sous le fer à repasser et j’ai découvert une poitrine velue.
Cela ne correspondait pas aux canons de beauté des films hollywoodiens de l’époque. Je n’aimais pas du tout cette toison rousse, mais ce n’est pas ce jour-là que je mis un terme à notre histoire d’amour.


 2014 Mars.je suis montée sur la terrasse¨du 44 rue Thiers. " La fenêtre de Suzette " était fermée et en fort mauvais état !

    

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