La terrasse 44 rue Thiers

                       La terrasse et nos jeux

Au rythme des saisons : la terrasse du 44 rue Thiers 
1       La grande lessive  
2       Le toit

3 Printemps : La planche à roulettes de Paul 
4     Le mouton de pessah
5     Le matelassier
6 Eté : « notre piscine » et Sidi m’cid
7 Evocation d’Alfred Nakache, de Paule et Annie.
8 L’été : les « boums »
9 Suzette, « la bonne fée de la terrasse ».
10 L’automne :la « souccah »  
11 L’hiver : la neige

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La grande lessive


Constantine, années 40. La terrasse au-dessus de l'appartement de mes grands-parents n'occupait qu'une partie du 5e étage. Deux appartements se partageaient le reste : celui de la famille Sadoun et celui des Ghenassia.
La terrasse était un extraordinaire belvédère d'où l'on dominait les gorges du Rhumel. A gauche le "Pont Suspendu" au-dessus de l'abîme.

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                                           La terrasse un belvédère. A droite le mur de la buanderie. photo de mars 2014.
La terrasse comprenait une buanderie avec un double bassin en ciment, une énorme lessiveuse en zinc galvanisé sur trépied et un âtre. Elle servait aux grandes lessives.
 
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  Mars 2014 : l'entrée de la buanderie inchangée, mais jadis il n'y avait pas de grilles  partout.                                                                                                                                                                                                                 
Nous, enfants, avions monopolisé cette terrasse. Nos jeux y suivaient le rythme des saisons. La grande lessive de mes grands-parents nous en chassait à peine quelques heures toutes les semaines. Une "laveuse", une femme arabo-berbère à la peau tannée et profondément ridée, décharnée mais aux bras robustes couverts de tatouages comme son visage, les yeux cernés de "khol", la bouche teintée de  "souak" , l'écorce du noyer, venait un ou deux jours pour "mettre au savon", frotter, faire bouillir sur un grand feu de bois dans la lessiveuse, puis rincer et étendre le linge. La veille, ma petite tante Mireille triait puis mettait à tremper séparément tout le linge sale. Les immenses mouchoirs de grand-père blancs rayés de violet comme ceux des Arabes - à qui il les vendait probablement - trempaient à part, à cause du tabac à priser.
Les enfants se disputaient pour apporter à la “laveuse”, à dix heures, des œufs frits au plat avec des oignons verts crus, à midi, un repas, des boissons, du café au lait. Le travail était dur et grand'mère nourrissait bien cette femme courageuse qui, dès l'aurore, arrivait de loin, sur le plateau. Elle découvrait alors son visage dissimulé par le « aâjar » blanc, diaphane, bordé de guipure qui ne laissait apparaître que les yeux et deviner le reste. Elle ôtait son grand “haïk” noir, la « m’laya » des Constantinoises, ses babouches et ses bracelets joncs martelés. Elle portait comme toutes les campagnardes berbères une gandoura bariolée aux couleurs très vives et de larges et fines manches blanches attachées derrière. Elle relevait les pans de sa robe, resserrait son foulard de tête, un carré de tissus plié en deux selon la diagonale et disposé sur la tête, les deux pointes croisées sur la nuque puis ramenées et nouées au- dessus de la tête. Elle travaillait pieds nus. Ses talons rougis au henné étaient durs, calleux et crevassés d'avoir tant foulé la terre et les cailloux des chemins. Elle était toujours imprégnée d'une odeur de fumée de bois mêlée à des traces de musc, de violette ou d’œillet et de “smen” un peu rance, le beurre fondu salé.
J'aimais suivre les mouvements de ses larges mains aux paumes rougies de “henné”. Elle frottait le linge d'une pulsion de tout son corps sur une planche en bois d'olivier, usée, ondulée sur une face qu'elle calait obliquement à demi immergée dans un baquet de bois cerclé.
Elle lavait le linge à peu près comme elle pétrissait la pâte, elle malaxait, tapait, pressait puis reprenant une brosse à chiendent, d'un geste énergique, elle débarrassait le linge bien savonné et largement étalé sur la planche de toute salissure récalcitrante. Des mèches de cheveux rouges, collés par la sueur, sortaient de son foulard bordé de franges noires.
Puis venait l'étape du « lessivage » sur un grand feu de bois. Le linge était bien disposé dans la lessiveuse autour du tuyau central creux se terminant par un champignon perforé. L'eau bouillante montait dans le tuyau et retombait en douche sur toute la surface du linge avant de remonter à nouveau.
Pour « l'azurage », lors du dernier rinçage pour aviver l’éclat du linge, un petit bloc de poudre bleue dans une étamine se diluait doucement. Au fur et à mesure une belle auréole s'élargissait autour du bloc.
Mireille et cette femme essoraient les épais et lourds draps de lin, chacune à une extrémité, par un mouvement de torsion inversé.
C’était le moment le plus excitant pour nous et nous nous mettions à courir entre les draps mouillés étendus d’où l’eau dégouttait encore quand il faisait très chaud.
Le soleil baissait quand la femme rangeait son billet dans son mouchoir noué qu'elle enfouissait dans sa poitrine, dans le repli du corsage « iciwi » qui gonfle au- dessus de la ceinture et qui servait de poche au même titre que le capuchon du burnous des hommes.
Un jour, cette femme fruste est arrivée, après une violente dispute avec son mari, un grand couteau de cuisine sous son haïk. Elle expliqua à ma grand'mère que si son mari se présentait, elle le tuerait. Ma grand'mère effrayée mais prudente et avisée, lui mit dans la main une pièce, en lui recommandant d'aller se cacher ailleurs et surtout de ne plus revenir. Une autre "laveuse" fut recrutée. Beaucoup plus jeune, elle arriva dès le lendemain, ses chaussures à la main et, sur la tête, une serviette tenue entre les dents.
J'aime toujours l'odeur du linge séché au soleil et j'ai conservé ma planche à laver ondulée d'Algérie, incrustée de moisissures, usée et fendillée d'avoir tant servi. A N… dans l'Eure, sur la face lisse, j'y fais sécher des poivrons dans mon jardin quand l'été le climat normand le permet

A Constantine, tout l'été, se succédaient sur le toit de la terrasse toutes sortes de planches sur lesquelles séchaient tomates et poivrons grillés, pelés et salés.
Nous adorions croquer dans la chair pulpeuse, savoureuse et veloutée des tomates, tiède de soleil et salée de gros sel, le premier jour de leur exposition avant qu'elles ne commencent à sécher, se flétrir et rabougrir.
Le problème était toujours de dissimuler notre larcin à grand'mère en déplaçant les tomates sur les planches pour combler les trous.                                                                                             .
Cette saveur perdue reste, avec celle des figues de Barbarie sur la route vers Sidi M'cid, parmi les petites « madeleines » de mon enfance.

             Les lavandières du Portugal

Aujourd'hui je mesure le progrès accompli.
J'ai connu, enfant, les corvées de la grande lessive à la terrasse.
En 1957, à Nazare, j’ai vu les lavandières du Portugal avec leurs multiples jupons -7- sur le bord des rivières.
A Alger, les lavages dans la baignoire avec la lessiveuse en zinc qui encombrait la cuisine sur son réchaud-trépied alimenté au gaz (on devait pour cela débrancher le tuyau de la cuisinière à gaz).
Puis une « Lincoln », choisie au Salon des arts ménagers à Alger, semi-automatique, branchée au gaz, avec évacuation manuelle. Ma mère, excédée par la manœuvre, préférait laver le linge à la main !
Aujourd'hui, malgré la puce électronique d’une machine Miele, il m'arrive parfois de reproduire les gestes de cette femme dans mon évier.
Mais aucune machine à sécher ne remplacera jamais le soleil et l'odeur du linge séché sur la terrasse de mon enfance, à Constantine.




Le Toit

1950 51 . Josiane au-dessus du vide et Guy sur le toit .


 La terrasse était le rendez-vous de tous les enfants de l’immeuble. Nos jeux suivaient le cours des saisons.
Nous grimpions sur le toit de vieilles tuiles rouges à deux versants qui dominait le Rhumel.
Les plus fous d’entre nous, les plus inconscients s’amusaient même à défier le danger en se risquant sur le versant qui surplombait le vide. Josiane et Paul l’ont fait. Je criais, affolée, pour les faire revenir mais ils riaient et, aujourd’hui encore, Josiane prétend qu’elle s’accrochait à une cheminée. Ce versant et la cheminée sont bien visibles avec le Pont Suspendu au fond sur une photo de 1953 où mon cousin Guy enfant pose debout sur le toit.
Josiane et Paul sont, avec deux ou trois autres enfants dont nos voisins de palier italiens Antoine et Gilbert Bel Antonio, des miraculés.


 

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                                                         Mars 2014 : la verrière est brisée et la poutre sur laquelle josiane est assise est "encagée " désormais et inaccessible. Voir les photos dans  Constantine le retour 2014.                                                                                  

 


Le 44 rue Thiers, sur une carte ancienne, tel que je l’ai connu. Au 1er plan à droite, l’immeuble avec sa terrasse. En dessous, des arcades sous lesquelles nous entendions les enfants du talmud –thora. Le grand hangar blanc devant qui appartenait au propriétaire de l’immeuble, Mr Zarka, abritait un cheval et sa carriole, et le gardien.


Le printemps

La planche à roulette de Paul dite carriole ( carrico à Oran, carrioulède à constantine)

Un jour, Paul, disposé à nous faire partager son jeu favori, très pratiqué aussi par les petits Arabes (yaouleds, d'où carrioulède p.ê.), apporta sur la terrasse une planche à roulettes de sa fabrication, grossière ébauche des planches actuelles, faite de bric et de broc, de bois de récupération, de ficelle et de fil de fer sur laquelle on avançait assis après une énergique impulsion des deux jambes ou poussé par un compagnon de jeu, en terrain plat.
D’ordinaire, Paul dévalait le trottoir pentu de la rue Thiers sous les arcades, très peu fréquenté, et y usait ses chaussures pour le freinage, ses culottes et ses genoux.
Mais la rue était interdite aux petites filles de la maison. Ma sœur Josiane prétend avoir au moins une fois enfreint l’interdit mais elle était plus petite que moi et un peu « garçon manqué ». Paul arriva donc sur la terrasse, sa carriole sous le bras.
Ce jour- là, ma grand’mère qui travaillait dans la cuisine juste sous la terrasse, excédée par le vacarme de ferraille assourdissant, sur les tomettes, des roulements à billes qui servaient de roues et des chocs sur les murs de la « carriole » dans ses trajectoires hasardeuses, nous cria d’en bas, dans l’escalier, toute sorte d’insultes en arabe qui lui étaient familières. Quand nous descendîmes, elle nous accueillit devant la porte, un par un, avec une grande tape dans le dos, poing fermé, mais volontairement amortie, en réitérant ses insultes. Les châtiments corporels n’étaient pas en usage dans notre famille et le nerf de bœuf suspendu dans le couloir, arme de dissuasion plus efficace que le petit martinet, était complètement désaffecté.
Donc l’expérience de la planche à roulettes sur la terrasse tourna court.
Grand’mère était une sorte d’anthologie vivante de la malédiction en arabe.
A la décharge de grand’mère, je dois dire qu’elle maîtrisait aussi tous les contrepoisons, antidotes et parapluies contre les influences maléfiques : le 5, le feu, le sel, les formules magiques en arabe etc…
Les injures et malédictions avaient aussi leurs contrepoids en arabe : l’arméra : mon âme, na bébèsse : je prends ton mal, kappara : je meurs pour toi, l’aziz ou l’aziza : chéri(e), mais je ne me souviens pas qu’elle ait utilisé souvent ces expressions en arabe. Le méritions-nous ? Ou préférait-elle le français plus sobre dans ces cas et surtout plus explicite pour nous ?
La colère fusait en salves de gutturales arabes, les autres sentiments devaient s’exprimer plutôt en français.

Le mouton de Pessah : Constantine 1941
Agneau sur les epaules du pape
Un agneau contre 3 mètres de tissu.

Au Printemps 1941 ou 1942, sur cette terrasse, nous avons nourri, pendant deux mois, un agneau. Georges l’avait échangé contre 3 mètres de tissu chez un paysan arabe. Il l’avait, à vélo, transporté sur ses épaules, à la façon des bergers des santons des crèches de Provence ou...du pape François sur la récente photo ci-dessus avec "l'agneau pascal". Puis, au milieu des cris d’excitation des enfants de l’immeuble, avec l’animal sidéré toujours sur ses épaules, il avait monté les 5 étages à pied jusqu’à la terrasse.
C’était la guerre et ses privations : pas d’essence, pas d’auto et avec un  « administrateur aryen » imposé au magasin de tissus de mon grand-père, si peu d’argent mais encore quelque tissu. Et Pessah à célébrer !
L’agneau courait vers nous, dès que nous ouvrions la porte de la terrasse, les bras chargés de fanes de carottes ou de poireaux et d’herbes souvent cueillies sur les pentes du Rhumel par Hocine ou Joseph.
Nous avions pris l’habitude de jouer avec cet agneau, de caresser sa toison touffue et bouclée, à la puissante odeur de suint, et oublié qu’il était destiné au sacrifice de Pâque.
Le jour où on l’a emmené, nous étions tous désespérés. La veille du sacrifice, Joseph l’avait descendu de la terrasse et enfermé dans les WC de l’appartement.
Dans la cuisine, un boucher rituel, un « Shohet » : Rabbi Sion Choucroun est venu le sacrifier. J’ai trouvé, par hasard, la reproduction d’une photo où ce rabbi est décoré par un officiel.
Un kanoun avec de la cendre pour recueillir le sang et une grande cuvette étaient prêts. Nous, les enfants, avons fui au bout du couloir, refusé de toucher aux côtelettes et même de regarder l’os d’agneau du plateau du Seder pendant la lecture de la haggadah. Nous n’étions pas des Cannibales !
Selon l’usage, grand’mère dut tremper sa main dans le sang et l’appliquer sur la porte d’entrée pour y laisser l’empreinte. Cette pratique qui peut paraître barbare et primitive est un salmigondis d’héritage de rituels sacrificiels de la religion juive primitive avec le souvenir de la sortie d’Egypte et des linteaux des maisons marqués du sang des agneaux sacrifiés pour que Dieu épargne ces maisons et que « l’ange de la mort » « passe au- dessus » (« Pass over »en anglais et aussi la racine hébraïque de « pessah ») sans s’arrêter -offrandes rituelles liées au sang versé- et de traditions culturelles plutôt islamiques : le 5 protecteur, la « main de Fatma », le « hamsa » arabo-judéo- berbère. En tout cas, pour nous, «cela portait bonheur » comme « portait bonheur » l’os du mouton du plateau du Seder que nous gardions toute l’année au-dessus d’une armoire. « C’est comme ça ! » tenait lieu d’explication.

 

 La fête du dernier soir de Pessah, avec les crêpes épaisses au beurre et au miel confectiones par grand’mère sur de grandes plaques bombées de tôle noire, accompagnées d’un délicieux « l’ben », le petit lait, les fleurs adonis dites « gouttes de sang » qui couvraient la table avec de jeunes épis de blé, les fèves fraîches d’un vert très clair plantées bien verticales dans de la semoule avec des louis d’or, symboles dans tout le Maghreb de prospérité et de fécondité par l’abondance de leurs fleurs et le nombre de graines que contiennent leurs grosses gousses, cette fête donc nous réconciliait avec Pâque, son mouton, ses galettes indigestes et nous faisait presque oublier « notre » mouton . A Constantine, le « pain azyme » était une galette très épaisse, très dure, et particulièrement indigeste. Une fois l’an, seulement, la Fabrique Zarka située rue Thiers pas loin du four la produisait. Certaines familles, comme celle de la tante Eugénie dite « Zeiro », la sœur de ma grand’mère, la fabriquaient elles-mêmes.


On était obligé de piler cette galette très fine pour le café au lait qui prenait la consistance du ciment, plus grossièrement pour les potages et autres usages. Le pilon de cuivre était l’accessoire indispensable pour la galette de Pessah, et le pilage une corvée partagée.
A table, on laissait la galette tremper dans l’eau, comme la « soupe » des paysans de jadis, qui, dans des maies en bois, conservaient leur pain toute l’année.
Pour le trempage, une grande coupe en faïence à grosses fleurs rouges qui faisait partie de la vaisselle réservée pour Pâque, pleine d’eau, était prévue à table. Une des fantaisies de Paul fut d’y prendre son café au lait du matin. Le jour où, après avoir bien tassé sa galette pilée, il remplit par erreur la coupe de petit lait au lieu de lait, avec le café, la mixture était si écœurante qu’il renonça définitivement même à la coupe à fleurs rouges.
Une année, j’étais très petite, cette galette béton m’a rendue si malade que mon grand-père, esprit ouvert et tolérant, a dit : « apportez lui du pain ! ».
A Oran, la galette était plus acceptable que celle de Constantine.
Après le débarquement des Américains, seulement, en Novembre 1942, nous avons découvert que la galette de Pessah pouvait être fine et comestible.
Aujourd’hui, le pain azyme « Rosinski frères » est presque une friandise et beaucoup en mangent toute l’année.

 


 
 Tanneur à Constantine. Voila ce que deviendra la toison de "notre mouton" : peau de mouton comme tapis ou laine pour   tisssage ou matelas
 ( voir chap.suivant).






 

 

 

 

 

Le matelassier

 Matelassier 2Au printemps, sur la terrasse, deux ou trois jours au moins étaient réservés à la réfection des matelas de laine avachis et tachés. Les jeunes enfants adorent grimper sur les lits, faire sauts et cabrioles, culbutes et roulés boulés jusqu’à la lourde chute au sol.
Paul avait mis au point un périlleux numéro de Tarzan. Il sautait, en poussant le cri fameux de Johnny Weissmuller, avec une liane imaginaire, du haut d’une grosse armoire sur laquelle il se hissait depuis la tablette en marbre de la cheminée directement sur un des lits de la chambre des enfants. Sous le choc, le sommier métallique à ressorts s’écrasait en grinçant jusqu’au sol. Josiane et moi, peu fidèles Chitas nous contentions de sauter depuis la cheminée. Chez mes grands-parents, matelas et sommiers étaient très malmenés.
Le matelassier, un vieil artisan Juif, arrivait, parfois aidé de sa femme, avec sa cardeuse à main démontée et une mallette en bois, très tôt le matin.
Toute la matinée, dans la poussière et une légère persistante odeur de suint libérée par le cardage, assis sur l’arrière de la cardeuse, il introduisait de la main droite la laine, de l’autre il actionnait le balancier en bois muni de gros clous, dans un mouvement régulier de va-et-vient pour aérer la laine tassée et jaunie des matelas éventrés. Il étalait ensuite les flocons de laine souple, mousseuse, soyeuse et débarrassée des impuretés sur un grand drap blanc déployé sur les tomettes rouges du sol.

   Laine cardee 1L’après-midi, commençait la confection du nouveau matelas avec une toile neuve rayée, plus tard damassée bleue ou jaune et la laine cardée bien répartie sur la toile pour un matelas équilibré et moelleux. Après le remplissage, commençait le long et minutieux travail de couture. Avec deux longues aiguilles recourbées et du gros fil de coton, assis en tailleur à même le sol devenu très chaud, il cousait les bourrelets des bordures pour maintenir la laine sur les côtés. Puis, pour la maintenir à l’intérieur, le capitonnage : sur les œillets, de petits carrés d’étoffe repliée, à intervalle régulier. Les capitons de tissus-une cinquantaine environ pour un grand matelas- étaient reliés par deux avec le fil à travers le matelas. Fascinant travail de précision et de dextérité !
La vieille toile, lavée et repassée était souvent réutilisée ou servait de protection sur le matelas rénové, ou à isoler le matelas du sommier métallique à ressorts parfois un peu piqué de rouille.
Sous la chaleur, c’était de longues et dures journées pour cet artisan qui transpirait sous la casquette que, pour se conformer à la loi juive, il n’ôtait jamais. Grand’mère n’aimait pas nous voir tourner autour de lui dans la poussière de laine. Elle nous autorisait seulement à lui apporter son frugal repas. Il se nourrissait essentiellement, sobre comme les fellahs des terres arides, de pain à l’huile, d’oignons, d’olives et de quelques figues ou dattes, avec, à sa portée, sa petite gargoulette d’eau fraîche. Il consentait parfois à boire un peu de café, au lait le plus souvent. Aux heures les plus chaudes, au plein soleil de la terrasse, les murs ne projetant plus aucune ombre, un grand mouchoir de Cholet aux larges rayures mauves, retenu sous sa casquette, protégeait sa nuque et une partie de son visage.
En fin de journée, la fatigue s’inscrivait en larges cernes gris sur ses joues. Il descendait les matelas considérablement rehaussés, prêts pour le trampoline.
 Puis il démontait sa cardeuse et la rangeait dans un coin jusqu’au lendemain.
Longtemps, j’ai utilisé une très longue pièce d’un robuste tissu bleu damassé d’un ancien matelas. J’y ai renoncé quand elle a été hors d’usage pour un vrai molleton de protection acheté sous plastique qui recouvre désormais un matelas industriel en latex sur sommier à lattes dit « tapissier ».

Matelassier

 

Matelassier 1










 "d'une main il introduit la laine de l'autre il actionne le balancier".
 
 

Aujourd’hui, ces cardeuses en bois mues par la main de l’homme, avec leur curieuse planche balancier hérissée de gros clous sous laquelle passait la laine, ne se trouvent plus que chez les antiquaires, dans les écomusées ou comme l’alambic ou la sorbetière de ma grand’mère dans le musée de nos souvenirs d’enfant.

  Jac se souvient. Au début des années 30, à Bougie, le matelassier Mr Bensimon travaillait sur les terrasses ou, à défaut, installait sa cardeuse dans la rue devant un entrepôt dans un coin de la Place de l'Eglise, à l'abri du soleil. Il gardait la tête couverte d'un mouchoir blanc noué aux 4 coins.
  Bachir, un petit homme maigre aux cheveux blancs, 
employé livreur d'un bazar tout proche "A la ville de Limoges", transportait les matelas dans une charrette tirée par un âne. Bachir transportait aussi les chaises pour la kermesse du curé sur la place de Gueydon. 
 Il est arrivé que Mr Bensimon pour se débarrasser de Jac qui restait planté fasciné devant lui et aussi pour soulager son bras, lui confie la poignée de la cardeuse que jac enfant actionnait, tout glorieux d'apporter son aide.

 

 

L'été

 


« Notre piscine » et Sidi M'Cid


Guy dans les années 1950. La plinthe est très haute.            La terrasse et le toit aujourd'hui en 2014

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Un été, vers 1941, nous avons eu l'idée, vue la hauteur de la plinthe, (voir la photo) de faire de la petite terrasse carrelée de tomettes rouges avec une grande plinthe de 40cm environ, une piscine, pour rivaliser avec Sidi M'Cid.
Nous avons frotté le sol et les plinthes avec de l'alfa et le savon que, en période de pénurie, grand'mère nous avait concédé, ignorant l'usage que nous voulions en faire. Nous avons réussi, avec des seaux d’eau, à inonder la terrasse en pente légère vers l'évacuation sur 1 ou 2 cm de hauteur sans nous préoccuper des fuites et infiltrations possibles et, ravis du résultat, nous avons pataugé, glissé sur les fesses et rampé sur le ventre toute une après-midi.
Sidi M'Cid était un site d'une exceptionnelle beauté naturelle qu'il fallait mériter car nous nous y rendions surtout à pied, une ribambelle d'enfants, sous un soleil de plomb. Nous longions la « route de la corniche » route en lacets creusée dans la roche, au-dessus de l'abîme, avec parfois des surplombs vertigineux. A ciel ouvert, percée d'une série de courts tunnels, elle offrait des points de vue magnifiques sur les gorges du Rhumel. En-dessous, accroché à la muraille rocheuse, le « chemin des touristes », étroite passerelle métallique de moins d'un mètre de large sur laquelle je ne me suis jamais risquée. Au fond du ravin, un filet d'eau glissait entre les roches détachées des flancs et grossissait parfois sous l'orage en torrent boueux. Ensuite, une dégringolade

                      L'ascenseur                                 Claude route de la Corniche.
                                                                      jacqueline à l'arrière plan.1950

                                             

 dans un sentier abrupt dans les fourrés de diss et taillis de lentisques, pour économiser le prix de l'ascenseur, creusé aussi dans la roche, qui descendait à 70m dans la falaise.
Sur le chemin, nous rencontrions de jeunes Arabes qui vendaient, pour quelques sous, des figues de Barbarie qu'ils avaient cueillies sur les raquettes épineuses des cactus qui, avec les agaves aux pointes rigides et acérées, bordaient les chemins.

A mains nues ou protégées d'un lambeau de tissu, ils choisissaient un fruit bien mûr, coloré, rouge orangé, dans un panier tapissé de feuilles fraîches et, de la peau épaisse, hérissée de pustuleux piquants, ils faisaient surgir avec un couteau très aiguisé, en trois incisions expertes, deux horizontales et une verticale, une pulpe juteuse et sucrée mais sans parfum, dont nous nous régalions en crachant sans arrêt les grains durs. Malgré son arsenal défensif et dissuasif, la figue de Barbarie reste liée à nos plus grands plaisirs d'enfants.

 

A Sidi m'Cid, à 100m au-dessous du niveau de la ville, dans un extraordinaire décor naturel de rochers, de cascades et de verdure, des sources d'eau chaude alimentaient deux bassins, un de 18m sur 7 m, peu profond (1, m15) à l'état naturel, dans une excavation de la roche qui recueillait l'eau chaude qui jaillissait du rocher à 3 mètres de hauteur. L’eau transparente reflétait le bleu du ciel et le décor de verdure et rochers. Un deuxième bassin rond était aménagé avec une bordure. Des rangées de cabines les séparaient. Et enfin, au pied d'une falaise, une superbe piscine olympique aux vastes gradins de pierre, construite dans les années 1930, alimentée aussi par la cascade d’eau chaude. Bien des champions dont Alfred Nakache, recordman du monde du 200m brasse en 1942 et champion de France du 100m, 200m, 400m crawl plusieurs années consécutives, s’y sont formés. Même en hiver, par temps de neige, la température de l’eau n’était jamais inférieure à 22°.

   
 
Sidi m cid  Sidi m cid 2

  Dans cette piscine olympique, après avoir pataugé dans les petits bassins avec des flopées de jeunes « yaouleds » criards, j'ai modestement fait mes premiers plongeons de pied, sans même savoir nager, soutenue par mes copains d'enfance, J.P Allouche et Max Malek, les neveux de notre voisine du 5éme étage Mme Ghenassia, qui me tenaient par la main, de chaque côté. Néophyte un peu inconsciente !

Sidi M’Cid été 1951 : Josiane, Claude, Jacqueline à l’arrière-plan.

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Max, Claude, Jean-Pierre, Maya, Guy, Jacqueline

Je ne peux pas clore ce chapitre sans évoquer le tragique destin d'Alfred Nakache, de son épouse Paule née Elbaz 29 ans, très proche de notre famille, et de leur petite fille Annie 2 ans, déportés à Auschwitz en Janvier 1944, livrés à la Gestapo sur dénonciation, victimes de la méchanceté humaine et de la barbarie nazie. Paule et la petite Annie ne sont jamais revenues.(voir plus bas: "Ce juif qui pollue les bassins").

 


          Les "boums"      


Sur cette terrasse, nous avons aussi chanté et dansé : nos premières « boums » en quelque sorte (nous ne connaissions pas encore ce mot) avec nos voisins de palier italiens : Antoine et Gilbert Bel Antonio et leur jeune tante de notre âge. Plus tard, un été, en vacances à Constantine, j’ai vu cette belle fille de 15 ou 16 ans tirant l’aiguille derrière le comptoir d’une grande blanchisserie. Elle avait un enfant et travaillait déjà, alors qu’une dizaine d’années d’études nous attendait encore. Faisaient aussi partie du groupe les neveux et nièces de notre voisine du 5ème : Jean-Pierre et Guy  et Max  et leurs sœurs : Mamie et Maya, Colette Zaouch - toujours mon amie- et sa sœur Nelly, sans parler de toute la marmaille des tout petits voisins : « Vonvon »  et ses frères, la petite Jacqueline  et ses deux frères etc...
Tout enfants, nous avons écouté là, sans nous lasser : « voilà les gars de la marine ! » chanté en chœur par les « Compagnons de la Chanson », sur un phonographe « Voix de son maître », avec cornet et manivelle. Nous n’aimions pas les autres disques : Reda Caire, Tino Rossi, Edith Piaf ! Nous adorions Danièle Darrieux qui chantait « le premier rendez-vous » ou « c’est un mauvais garçon » mais nous n’avions pas ses disques et Josiane et moi regrettions de ne plus entendre mon père sur son violon jouer le soir La Méditation de Thaïs, le concerto de Mendelssohn ou le printemps de Beethoven. C’était la guerre et les lois de Vichy et notre vie était bouleversée. Après le débarquement américain nous avons aussi écouté quelques 33 tours de standards américains. Mais nous avions grandi  et abandonné la petite terrasse. L’appareil à cornet de notre enfance appartenait à Suzette –Mme Sadoun – l’autre locataire du 5ème étage, « la bonne fée de la terrasse ». La fenêtre de son couloir s’ouvrait directement sur la terrasse. Par-là, elle nous surveillait un peu et nous approvisionnait aussi.

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La fenêtre de Suzette donnait directement sur la terrasse. Photos de mars 2014.
 

Suzette, Josiane et  Claude


Suzette avait trois fils plus petits que ma sœur Josiane et moi mais elle adorait les filles. N’avait-elle pas, sur les conseils de je ne sais quelle matrone, bu, après incantations toujours en arabe, un verre d’eau sur la tête de Josiane et sur la mienne, après l’avoir fait tourner 7 fois dans un sens puis dans l’autre ? On lui avait fait espérer ainsi une fille blonde aux yeux bleus. Son troisième enfant fut encore un garçon, brun à la peau très mate comme elle et son mari !
Le verre d’eau avait raté son coup ! Par surmenage sans doute ! On lui accordait trop de pouvoir : éloigner les esprits malfaisants, soigner les migraines et les maux de ventre, réaliser les vœux !



L'automne


    La Souccah
A la fin de l’été, sur la terrasse, dans une grande excitation joyeuse, nous célébrions Soukot « la fête des cabanes » qui commémore la vie précaire des Hébreux errant, après la sortie d’Egypte, sous des  « nuées de gloire », dans le désert, pendant quarante ans. « Colonnes de nuées, le jour, et de feu, la nuit ». Précarité absolue de l’homme et protection absolue de Dieu.
« Dans la souccah, tu demeureras 7 jours ». Ainsi nous est-il ordonné (lévitique 23, 42.).
La préparation était fébrile. Les jours précédents, des Arabes circulaient dans le quartier juif avec des charrettes tirées par des mulets, pleines de roseaux et de branches de palmier. On marchandait et on achetait.
Les adultes édifiaient avec de  très longs roseaux  une grande  cabane. Les branches de palmier qui recouvraient le toit devaient laisser apercevoir le ciel : deux tiers de branchages et un tiers de ciel.

loulab

Grand-père venait inaugurer la souccah en chantant le « Hallel » et en agitant le « loulab » dans les quatre directions et vers le haut et le bas  pour signifier que Dieu est partout. Le « loulab » est une branche de palmier garnie de feuilles de saule et de myrte. Dans sa main libre, grand-père tenait un cédrat qu’il respirait  profondément en demandant la protection divine.
Parmi d’autres, l’une des explications est que chacune des quatre espèces : palmier, cédrat, myrte, saule, est le symbole d’une attitude des Juifs à l’égard de l’étude de la Torah et de la pratique des « mitsvot ». L’étude de la Torah est comparée au goût et l’accomplissement des « mitsvot » à l’odeur : la datte : goût sans odeur, le cédrat : goût et odeur, le myrte : odeur sans goût, et le saule : ni goût ni odeur. Et le « loulab »est le symbole du peuple juif au-delà de toutes les
différences dans la pratique- ou non- de la religion. Je ne me souviens pas que grand-père ait souvent pris là ses repas avec nous. Probablement, les prenait-il seul en revenant  de la synagogue tôt  le matin et le soir.

 
Verres bleus goutette
 Nous,  enfants, ne quittions plus la terrasse.  Dans  la vaste cabane, où table et chaises avaient été installées, nous faisions de copieuses « goûtettes », aussi joyeuses que celles que grand’mère et ma  tante Mireille organisaient pour nous, le soir de Pourim, avec un service de table miniature en verre bleu à relief « une dinette » dans le « coin du piano ». La banquette cannée du piano tenait lieu de table, et de petits tabourets bas en bois blanc paillés, de sièges. Nous avions même de petits kanouns avec des braises sur lesquels nous réchauffions nos minuscules marmites de petits pois avec boulettes de viande.
A la fin de la semaine de soukot, après le démontage de la cabane, grand’mère récupérait des roseaux pour en faire des brochettes qui marquaient la fin de la célébration, et aussi, pour nous enfants, avec la rentrée des classes, la fin des longues vacances d’été –trois mois- et des jeux sur la terrasse.
Cette fête qui termine un cycle liturgique avec la fin de la lecture annuelle de la Torah, était pour nous, écoliers, aussi la fin d’un cycle.  

      

 

 L'hiver

    La neige

En hiver, la couche de neige était parfois si haute qu’elle empêchait l’ouverture de la porte de la terrasse. Cris de surprise et de joie. Le spectacle rare de Constantine et des gorges du Rhumel sous la neige, vu de la terrasse ou de notre balcon, était une féerie. Mais c’était un émerveillement éphémère car la neige fondait vite sous le soleil. La terrasse sortait de sa torpeur hivernale le temps de quelques batailles de boules de neige avec Paul, d’une ébauche de bonhomme de neige. Mais notre équipement ne nous permettait pas ou peu les jeux dans la neige : des chaussures basses en cuir obtenues contre des tickets de rationnement et qu’il nous fallait épargner, des jupes courtes avec des mi-bas tricotés à la main qui s’arrêtaient sous le genou. Les filles ne portaient jamais de pantalons et les « collants » de laine n’existaient pas chez nous.
La fameuse ordonnance du 16 brumaire an IX de la République, jamais abolie jusqu’à aujourd’hui, en 2012, qui exigeait une autorisation accordée par la Préfecture de police pour le port du pantalon par les femmes était certes tombée depuis longtemps en complète désuétude. L’interdit social ou de la mode perdura cependant jusqu’aux années 1960 environ.
Aujourd’hui, d’après certains témoignages de jeunes filles, c’est la jupe qui poserait problème !
L’hiver, la terrasse, désertée même par la «  laveuse », était enfin rendue à elle-même et, figée dans le froid, elle retrouvait le silence parfois seulement troué d'un cri de rapace. Un froid si rigoureux que nous avions les doigts bouffis et parfois crevassés par les engelures.
Même les bains d’urine tiède - ultime recours - prônés par une certaine « médecine » restaient sans effet sur nos mains et pieds douloureux, avec d’insupportables démangeaisons quand, pendant la guerre, le soir, à la chaleur du « Mirus » l’unique poêle de la maison en fonte émaillée rouge sombre alimenté au bois, le sang recommençait à circuler dans nos doigts gourds. Des soins inefficaces occupaient largement nos soirées ! Grand’mère somnolait sur sa chaise basse, grand-père, resté assis à table, fredonnait des psaumes « tehilim » ou « piyoutim » poèmes liturgiques, doucement.
Nous hibernions au coin de la cheminée, devant le poêle, dans l’odeur des sarments brulée, récitant nos leçons, en attendant le retour des cigognes et le temps des jeux sur la terrasse.

 La terrasse et l'immeuble du 44 rue thiers,1er à droite, sous la neige. Au fond le Pont d'el Kantara.
 

   

A gauche, l'immeuble et surtout la toute petite terrasse. On voit tout. On y est, comme jadis: la verrière que l'on devine à droite, puis la cage d'escalier avec la grande fenêtre, puis une autre terrasse. Au fond, peu visible sur l'image, la fenêtre de Suzette et le bloc de son appartement..Et au 4ème étage, l"appartement de mes grands parents, On distingue bien les  fausses fenêtres. Et en bas un parking, à la place du hangar blanc avec son cheval et la carriole. Aujourd'hui, mars 2014, un transformateur électrique à la place du parking.
Sous les arcades le trottoir très pentu que Paul dévalait avec sa " carriole."

  .Sans le fil du téléphérique et ses 33 cabines bleues tout récent (2008) devant l'immeuble et les autos, on oublie que tant d'années sont passées. L'immeuble plus que centenaire est entretenu et dans un bon état de conservation.

 Voir VIII Le voyage de retour mars 2014

                                                                                                     

 

ALFRED NAKACHE : « CE JUIF QUI POLLUE LES BASSINS "(.P.F. dixit). (Parti populaire français : extrême ddroite)

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 Paule Elbaz 29 ans, épouse d’Alfred Nakache, et sa petite fille Annie 2 ans, sont mortes déportées à Auschwitz en Janvier 1944, gazées et incinérées le jour même de leur arrivée.
Paule était professeur de gymnastique. Sa mère Mme Esther Elbaz, une sage-femme, avait,  avec son mari, recueilli et élevé les trois enfants orphelins- Gina, Jean et Paula- de sa sœur Rachel, morte avec son mari et un bébé qu’elle tenait dans ses bras, le 6 janvier 1930, dans un accident de train entre Constantine et Tunis. Jean avait 8 ans, Gina 6 ans et demi et Paula 18 mois errait sur la voie quand on l’a retrouvée. Les trois enfants étaient indemnes. Ils ont été élevés avec leurs cousines Elbaz : Paule et Gilberte dite « Chichette ».
Gina a épousé mon oncle Maurice,  et Paula, mon oncle Georges, les deux frères de ma mère. Jean est notre ami de toujours.
J’ai donc bien connu Mme Esther Elbaz, née Darmon, la mère de Paule, qui venait chez mes grands- parents voir sa nièce Gina, mais le silence entourait, dans la famille, l’horrible tragédie. Personne n’en parlait, jamais même une allusion. Beaucoup ont évoqué cette chape de silence, après la shoah. Les mots manquent pour l’innommable. Mais, au moment de mourir, « Chichette », la sœur de Paule, a demandé, contrairement à l’usage dans nos familles juives où l'incinération est interdite, à être incinérée « comme [sa] sœur. »
Madame Esther Elbaz, cette femme généreuse, dévouée et aimante  avait, au début des années 1950, un regard vide et elle marchait comme une somnambule. Elle serrait contre elle de façon compulsive son sac. On lui avait déjà tout arraché. La vie ne l’avait pas épargnée. La mort tragique de sa sœur, la responsabilité des trois orphelins et surtout la disparition de sa fille Paule de 29 ans et de sa petite fille de 2 ans Annie, dans des conditions atroces à Auschwitz, l’avaient anéantie.
En 1942, après le débarquement des Alliés en Afrique du Nord en Novembre, les Allemands occupèrent en représailles le Sud de la France dite « zone libre » et Alfred Nakache, sa femme et sa fille furent arrêtés en Janvier 1944 sur dénonciation d’un certain Cartonnet, rival malheureux d’Alfred Nakache pour le titre de recordman du monde, un milicien qui le livra à la Gestapo.

 

Paule et Annie

 


Cartonnet, à la libération, s’enfuit en Italie. Alfred Nakache , libéré en 1945, avait juré de se venger. Il ne pesait plus  que 42Kg. Mais il eut le courage surhumain de dépasser sa haine, de remporter un nouveau titre mondial dès 1946 avec Alex Jany et Georges vallerey et de recommencer à vivre.
C’est en nageant qu’il mourut dans le port de Cerbère le 4 Août 1983.
En Israël,  il reçut à titre posthume le trophée du « Grand Exemple » donné à un athlète de réputation mondiale au Musée du sport juif international en 1993.
En 2009, le 2 Avril, soit 26 ans après sa mort, la France l’honore enfin. Bertrand Delanoé, Maire de Paris, a inauguré le complexe sportif « Alfred Nakache » dans le 20ème : « Un complexe sportif flambant neuf dans l’Est parisien ». (Titre du quotidien gratuit Direct Matin du 3 avril 2009).


Alfred Nakache ( zal) voir son Palmarès
Recordman du monde du 200 m papillon en 1941
Recordman du monde au relais 3 x 100 m 3 nages en 1946
Recordman d’Europe du 100 m papillon en 1941
Recordman de France du 400 m papillon en 1943
Recordman de France au relais 4 x 200 m nage libre en 1946, en 9’ 28" 2

Champion de France du 100 m nage libre en 1935, 1936, 1937, 1938, 1941 et 1942
Champion de France du 200 m nage libre en 1937, 1938, 1941 et 1942
Champion de France du 200 m papillon en 1938, 1941, 1942 et 1946
Champion de France du 400 m nage libre en 1942
Champion de France au relais 4 x 200 m nage libre en 1937, 1938, 1939, 1942, 1944 à 1952 (soit 13 titres, dont 9 consécutifs !)
Champion du monde universitaire du 100 m nage libre en 1936
Champion d’Afrique du Nord du 100 m nage libre en 1931

Médaille d'argent aux Maccabiades de 1935, sur 100 m nage libre
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Commentaires

  • chacal
    • 1. chacal Le 04/12/2022
    bonjour

    Svp je cherche à connaître les nouvelles sur madame ESTHER EL-BAZ née DARMON, la sage femme que j'ai trouvé son nom et prénom dans l'acte de naissance de mon père né en 1940 à Constantine.

    Cordialement CHACAL

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