" la journée rose"distillation de l'eau de rose et de fleur d'oranger
La journée rose
Pétales de roses et fleurs de bigaradier.
La distillation de l'eau de fleur d'oranger et de l'eau de rose était un rituel que nous célébrions, au printemps, comme une fête païenne, dans la joie, à la maison inondée de parfums.
Les Arabes, au marché, vendaient d'énormes sacs de délicates fleurs blanches ou rose pâle d'oranger bigaradier et de pétales de roses.
Jeune, grand'mère, vraie prêtresse de Flore, s'habillait de rose, pour l'occasion, avec un foulard rose sur la tête. Plus tard, elle se contentait de nouer un ruban rose sur l'alambic en zinc que l'on remontait de la cave une fois par an. A même le sol, sous l'alambic, un kanoun au charbon.
Au fur et à mesure que grand'mère recueillait l'extrait, elle étiquetait les flacons pour en indiquer la concentration: première bouteille, deuxième bouteille etc...Et elle suivait un "seder", un ordre rituel immuable: elle commençait toujours par l'eau de fleur d'oranger.
Une montagne de pétales et fleurs odorants sur un drap blanc au milieu de la cuisine, un alambic enrubanné de rose, la vapeur qui se condensait en gouttelettes qui roulaient dans le serpentin et, le soir, des flacons remplis d'une eau parfumée, c'était, pour nous, enfants, un enchantement, une journée magique : "la journée rose".
L'eau de fleur d'oranger « al maa zhar », « l’eau de chance » servait à adoucir le café, à parfumer les pâtisseries et les grenades de Roch Hachana, et à certains rituels religieux.
Le “m'reuch” l'aspersoir en argent massif ciselé et repoussé était en permanence sur le buffet rempli d'eau de fleur d'oranger pour le café. On en aspergeait les convives et les fidèles pendant les festivités et à la sortie de la synagogue. L’équivalent en quelque sorte du goupillon et de l'eau bénite, chez les chrétiens.
Pour les “Bar Mitsva” (littéralement “fils de la loi”) et pour “Simhat Torah” (la “joie de la Torah”) fête qui clôt la lecture annuelle du Pentateuque, marquée par des chants et des danses, les femmes, depuis le balcon où elles étaient tenues séparées des hommes à la synagogue, jetaient des dragées et aspergeaient les fidèles d'eau de fleur d'oranger.
Le “Chemache”, le bedeau, gardien de la synagogue, en versait aussi sur la main des fidèles, à la sortie.
Tous ces rites conféraient un caractère sacré à la fabrication de l'eau de fleur d'oranger.
Je possède un très beau “m'reuch” en argent massif, hérité de mes beaux-parents S…, mais je ne lui ai pas trouvé d’usage. Il est désaffecté. Aujourd'hui, en Israël, mon oncle Paul dit qu'on utilise de l'eau de Cologne à la synagogue. C'est banal et le rituel est vidé du symbolisme poétique de la fleur d'oranger.
Quant à l'eau de rose, « al maa ward », que Saladin fit transporter à Jérusalem reprise aux Croisés en 1187 par une caravane de 500 chameaux pour purifier la mosquée d’Omar et avec laquelle Mehmed II, en 1453, purifia l’Eglise byzantine de Constantinople avant de la convertir en mosquée, nous la réservions modestement à l'hygiène et à la toilette. On lui accordait des vertus adoucissantes pour les fesses rougies des bébés, les yeux congestionnés et toute sorte de petites misères de l'épiderme. Elle était le complément de l'huile d'amande douce et servait aussi de démaquillant pour les nez poudrés de la volatile poudre de riz rose qui se répandait en nuages même sur les cils et sourcils. Le poudrier avec sa petite glace et sa houppette de cygne était l'accessoire de maquillage indispensable et l'objet de toutes les convoitises pour les petites filles. On offrait un poudrier comme on offrait un bijou. Il y en avait de très précieux. Mais quand je suis arrivée à l'âge adulte, la poudre de riz et son “pompon” étaient passés de mode.
Et notre alambic et ses pétales parfumés remisés dans le Musée de nos souvenirs.
Alambic sur kanoun à charbon