Grand père

grand père

 

Grand-père Alfred, Fredj, Melki
né à Constantine le 10 février 1890 - mort en Israël le 6 mars 1984

 

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Constantine 1941-1948

De 1941 à 1943, période de tourmente, nous avons fait, ma petite soeur Josiane et moi, de fréquents séjours à Constantine, chez mes grands- parents maternels.
A partir de 1944 et jusqu’en 1948, nous y avons vécu durant quatre années scolaires.
Nous suivions De Gaulle qui affirmait le 26 Juin 1940 à Londres, à la B.B.C. « nous referons la France » pendant que la France de Pétain préparait sa « Révolution Nationale » en s’attaquant à « L’Anti-France ». Une des premières mesures pour la « restauration morale » de la France fut de rendre la « France aux Français » et nous, à notre statut « d’indigènes » en Algérie. Mon père fut licencié de la fonction publique. Peu après, Paul et moi fumes renvoyés de l’école publique, Josiane (4 ans) du jardin d’enfants payant du Lycée Laveran (sa jeune institutrice pleurait en lui rendant son petit tablier et le panier d’osier brodé de fils de laine multicolores dans lequel elle transportait d’ordinaire son goûter) et Georges de la Faculté de Médecine. Mes parents, obligés de quitter Oujda, réduits à Oran à une vie de parias, contraints de vivre à l’hôtel, nous confièrent, ma sœur et moi, à nos grands-parents, à Constantine où les privations se faisaient moins sentir.. A partir de la défaite de 1940, l’Algérie, largement tributaire de la Métropole pour la plupart des produits, s’enfonça, en effet, peu à peu dans la pénurie. Mais à Constantine le troc avec les paysans arabes qui arrivaient de la plaine fertile du Hama avec leurs produits  permettait de s’approvisionner.. Les paysans revendaient aussi leurs tickets de rationnement qu’ils n’utilisaient pas à un épicier mozabite qui avait deux boutiques grossiste et détaillant face à face rue Nationale. Les familles qui en avaient les moyens  pouvaient donc ne connaître qu'une pénurie alimentaire  relative et supportable.
Et surtout , entourées, protégées, nous pouvions continuer à vivre normalement.

 

« Un régime patriarcal »

La famille restée à Constantine à cette époque : grand-père, grand’mère, Mireille, Paul, Josiane et moi, toute la maisonnée vivait sous un régime patriarcal.
Ma grand’mère Clara, Valentine, née Sultan, cardiaque, alourdie par les maternités et très myope, vivait dans l’ombre et au service de son époux.
Grand’mère debout dès le point du jour, servait à son époux un café parfumé à la fleur d’oranger qu’il sirotait bruyamment après la première prière matinale avec taleth et phylactères. Toute la matinée à la cuisine, elle lui faisait servir café au lait, citron pressé etc… dans son lit où il demeurait, surtout dans le froid de l'hiver, souvent assis à prier ou à étudier, calé dans des coussins, avec sa tabatière en or à sa portée. Pendant la guerre, un client lui offrait un tabac à priser de qualité dans de grandes bouteilles en verre fermées par des capsules de porcelaine.
Ma petite tante Mireille, seule jeune fille de la maison, prenait le relais de grand’mère pour aider son père à s’habiller. Yolande qui était institutrice à Biskra, s’était mariée le 21 Décembre 1941, juste après avoir perdu, elle aussi, son emploi ainsi que son mari Armand, jeune avocat débutant.
En 1940, grand-père n’avait que 50 ans mais, avec ses cheveux et sa barbe blanchis prématurément, il s’était installé dans une vieillesse studieuse et respectée. Il était le patriarche. Tout naturellement chacun le respectait et le servait et il lui était naturel d’être servi.
Fils unique avec deux sœurs dans un milieu où, chaque matin, on remercie Dieu de n’être pas une femme (voir la prière du matin), il était marqué par la mentalité judéo-arabe de son milieu à cette époque.
Bien que d’origine livournaise par son père, grand-père faisait partie de cette « génération tournante » selon l’expression de Chouraqui, avec une enfance judéo-arabe et un âge adulte français. Il maîtrisait parfaitement le français écrit y compris l’orthographe, et oral, mais il roulait les « r » comme ceux qui pratiquent couramment l’arabe.
Parfois, avec grand’mère, les échanges se faisaient en arabe.
En 1913, à la naissance de ma mère Hélène, son premier enfant, il était si déçu d’avoir une fille qu’il a refusé de la voir pendant 8 jours. Son excuse ? Les préjugés de son milieu et sa jeunesse impétueuse : 22ans !
Ensuite, la sagesse venant avec l’âge, et son esprit ouvert et tolérant prenant le dessus, son affection pour ses filles et petites filles ne s’est jamais démentie.
 Grand’mère, à table, lui préparait une assiette de fruits pelés et découpés qu’il mangeait à la fourchette, à cause de ses doigts jaunis par le tabac à priser. Il mangeait lentement, religieusement, avec maintes prières pour remercier Dieu.
Par sobriété ou pour obéir à je ne sais quel précepte talmudique, il ne consommait que la moitié des assiettes qu’on préparait pour lui, après en avoir soigneusement partagé le contenu. Parfois, par convivialité et esprit de partage, à la mode africaine, grand’mère et lui mangeaient dans la même assiette..
Grand-père était plutôt petit, un peu bedonnant sans être gros, il avait une noble et belle tête blanche, une abondante chevelure très raide et brillante, des sourcils épais, un peu broussailleux, une barbiche impeccablement taillée et de grands yeux clairs, plutôt verts par « temps calme » et gris quand il était en colère. Il avait de très belles mains, très soignées, aristocratiques. Il avait dû être beau comme Eugène.

 

La barbe de deuil : la révolte du Sage.

Tous les ans, pendant 33 jours, du 1er jour de Pâque soit 1er soir de Omer jusqu’au Lag Baomer soit 34ème soir de Omer, grand-père laissait pousser une barbe de deuil pour commémorer la mort de 24000 disciples de Rabbi Ha kiva décimés pendant 33 jours par une épidémie de peste.
Mais quand grand’mère mourut le Samedi 8 avril 1949 du Shabbat Agadol qui précède Pâque, il entra en rébellion contre son Dieu qui lui infligeait ainsi en même temps un double deuil et il mit fin à cette pratique rituelle. Son perpétuel dialogue avec le dieu de ses pères fut sûrement houleux ce jour-là, digne certainement des révoltes des grands prophètes bibliques ou... des poètes romantiques : «  Pourquoi ma place est-elle douloureuse ? Serais-tu pour moi comme une source trompeuse ? » Jr 15-18 « Oh Dieu ! Ne te dérobe pas : j’erre çà et là dans mon chagrin... » Ps 55.1.3
La pureté, même physique, étant une exigence de sa foi, il apportait un soin extrême à sa tenue et était d’une propreté méticuleuse. Il faisait même cirer la semelle de ses chaussures.
En Israël, chez Mireille où il séjournait, il exigea une douchette dans les W.C.
Chaque jour, on repassait avec  pattemouille  les plis de ses pantalons préalablement dépoussiérés et détachés avec une brosse et une décoction de «  sapindus », ces petites boules de couleur marron, provenant du savonnier, qui moussaient et qu’on achetait chez le droguiste.
Avant de sortir, il se pliait au rituel de la brosse à habits avant celui de la Mezouza. En franchissant le seuil dans un sens ou dans l’autre, grand-père prononçait une prière, la main posée sur la mezouza.



Son costume.

Grand-père a toujours adopté le costume européen, contrairement à beaucoup de vieux Constantinois de sa génération, comme Sidi Fredj, le Grand Rabbin du département par exemple qui parfois promenait sa longue silhouette drapée dans un burnous.
Grand-père portait, l’hiver, un chapeau melon, à la mode du début du siècle, comme un lord anglais. L’été, un panama de paille. Et toujours un costume cravate de bon faiseur (ses tailleurs étaient Drai et Ghenassia, rue Nationale à côté du Lycée Laveran) avec un gilet l’hiver et sa montre en or à gousset dont la chaîne pendait sur le gilet.
A son retour au foyer, en 1919, après la guerre, il fit renoncer grand’ mère au costume traditionnel des Juives de Constantine.


 Grand-père et les enfants

Grand-père qui avait été un très jeune père dur avec ses 3 premiers enfants : Hélène, ma mère, Maurice et Eugène et usait peut-être du nerf de bœuf, selon une conception de l’éducation qui relevait du dressage animal, avait, quand nous vivions avec lui, abandonné depuis longtemps les châtiments corporels. Yolande née le 1er mai 1919 ne se souvient pas avoir reçu une seule gifle de son père.
Il lui savait gré de l’avoir libéré du service armé. Il était réserviste à Biskra en 1919 et la naissance d’un 4ème enfant l’autorisait à rentrer dans ses foyers- ce qu’il fit aussitôt sans avertir personne, fort de son bon droit. Il avait 29 ans !
Yolande suscitait une violente jalousie chez son frère Eugène qui se plaignait du traitement de faveur injuste dont elle jouissait. Il faut croire qu' Eugène, esprit rebelle, coléreux, « soupe au lait », mais tendre, affectueux, et charmeur aussi, a dû souffrir, enfant, de rudes corrections, car quand grand’ mère est morte en 1949, il s’est agenouillé auprès d’elle, refusant qu’on lui couvre le visage et pleurant : « Qui va me protéger maintenant ? » Il avait 33ans et revenait de la guerre ! A la tête d'une équipe de déminage en Angleterre !
Longtemps, longtemps après, Yolande, toujours restée très proche de ses frères et sœurs, a réconforté et accompagné Eugène dans ses dernières années de solitude à Cannes alors qu’il affrontait dans une maison de retraite sa maladie, un cancer de la gorge (Il avait tant fumé !) puis généralisé, et sa cécité. Et lors de son décès, en Janvier 1998, elle lui tenait la main, accompagnée de filles d’Eugène, Monique et Colette, dite Rachel juste arrivée de l’étranger, l’Australie, je crois, où elle élevait des moutons.
Donc, au début des années 40, le nerf de bœuf désaffecté toujours bien visible, suspendu à un clou, ne servait qu’à nos jeux. Nous jouions à avoir peur.
Grand-père avec nous était tolérant et d’une grande sagesse. Il n’avait pas besoin de sévir. Il nous inspirait le respect et nous obéissions. Le piano se taisait dès qu’il entrait dans la salle à manger. La « Lettre à Elise » tournait court.
A table, nous devions nous taire et ne pas nous lever avant la fin du repas.
Si, pendant une prière, nous nous mettions à chuchoter, il ponctuait sous forme de grognement une syllabe de son chant et le calme revenait. Les Vendredi soir sans parler de Pâque, nous finissions par nous endormir à table, la tête reposant sur nos bras croisés. Les prières étaient interminables. Grand-père qui avait une belle voix, vocalisait, chantait en modulant des airs judéo-andalous. Il se livrait à toute sorte d’arabesques sonores. Il chantait en priant avant, pendant et surtout après le repas, des psaumes en hébreu et des « hazarot » poésies médiévales sur les 613 commandements de la Torah.
Pendant l’année 1944-1945, après notre réintégration à l’Ecole Publique, je préparais à l’école Ampère, les examens de la Bourse et du Certificat d’Etudes pour entrer en 6ème au Lycée Laveran et je travaillais avec beaucoup de sérieux. Grand-père suivait de très près nos résultats scolaires et avec une fierté empreinte de solennité, il apposait sur mes carnets de notes une signature calligraphiée, claire, élégante : A. F. Melki. (Alfred, Fredj, Melki)
En 6ème j’étudiais le latin et l’Anglais, en 4ème le Grec ancien et je n’ai jamais reçu même une initiation d’Hébreu ou d’Arabe. Je le regrette.
Certes, nous connaissions par cœur les prières du Vendredi soir parce qu’elles étaient chantées. Adultes et enfants, en chœur, nous rendions grâce à Dieu dans l’allégresse d’une soirée familiale heureuse. Et jusqu’ aujourd’hui, ces prières sont indissociables pour moi de l’air dont mon grand-père accompagnait les paroles – qu’il comprenait littéralement, lui, avec quelques autres initiés de la famille.
Ailleurs qu’à Constantine et chantées autrement, je ne reconnais plus ces prières et suis à peine capable de suivre l’officiant.
Quant à l’arabe, parlé partout autour de nous, j’ignorais cette langue dont je ne comprenais et parlais que des bribes.

 
   Grand père, Paul, Josiane et Claude.

Mon grand-père : un "homme d'étude"

  L’image que je garde de mon grand-père que tout le monde appelait « R’bi Haiem » est celle d’un homme d’étude. Je le revois toujours lisant, les lunettes sur le nez ou la loupe à la main pour déchiffrer les caractères hébraïques de ses vieux livres jaunis et souvent écornés. Des centaines couvraient le mur de sa chambre dans une très grande bibliothèque.
Il était un érudit, grammairien et philologue, il maîtrisait l’hébreu ancien et moderne et étudiait l’araméen et l’arabe. En Israël, il acquit un dictionnaire de la langue hébraïque en 25 volumes. Il étudiait aussi le Nouveau Testament, le Coran et la Kabbale.
Il consacrait l’essentiel de son temps, surtout quand ses fils ont pris en charge le commerce de tissus, à la prière liturgique, à l’étude du Talmud et de la Bible. A partir de 1970, quand il perdit la vue, un rabbin venait tous les matins de 10 heures à midi pour lire et étudier avec lui les lois d’Israël (613 !). Jamais, à table, je ne l’ai vu avec un livre pour réciter les innombrables prières de toutes les fêtes qu’il connaissait par cœur, sans parler des psaumes et poèmes liturgiques.
Et c’est sûrement son immense culture qui le rendait si tolérant. Il respectait les rites alimentaires, mais sans rigidité et sans hypocrisie. « Tout ce qui vient de Dieu est bon », disait-il.
Par contre, un jour de shabbat, sur le chemin de la synagogue, il trouva à ses pieds un sequin d’or. Ce qui n’a rien d’étonnant puisque toutes les femmes juives qui portaient encore le costume traditionnel, en avaient, cousus sur la jugulaire ou la ceinture de leur tenue d’apparat du Samedi. Grand-père comprit que son Dieu le mettait à l’épreuve et il renonça à le ramasser. Cela aurait été « H’ram » péché.
Arrivé à la synagogue, il envoya un malheureux le ramasser mais celui-ci ne trouva rien à l’endroit indiqué. Dans l’intervalle, le sequin avait fait un autre heureux, moins scrupuleux d’observer la loi du shabbat.

 


Le linceul et le cognac.
« La mort ne surprend point le sage ». La Fontaine.

Grand-père nonagénaire attendait la mort sereinement. Il tenait prêt, dans son armoire, un linceul de lin blanc.
Un jour, pris de malaise, il dit à Paul, en montrant du doigt une étagère de sa bibliothèque chargée de livres :
Grand-père : « Tu vois ! Maimonide, cet éminent médecin, dans le 8ème livre à gauche, chapitre tant, décrit exactement ce que je ressens comme signes annonciateurs de la mort ! C’est ça ! Le ventre, c’est la fin ! ».
Paul : « Eh bien ! Récite le Chéma ! » .
Grand-père : « qu’est-ce que tu cherches ? »
Paul : « Ton linceul ! Pour t’enterrer ! ».
La réaction de Paul était due à sa nature effrontée et frondeuse autant qu’à son refus d’envisager la mort de son père.
Grand-père : « Bon ! Je crois que ça va mieux, apporte- moi un petit cognac ! ».
J’ai souri au récit que m’a fait Paul de cette scène et comment ne pas penser à La Fontaine !
Grand-père né le 10 Février 1890 vécut 4 ans encore et mourut le 2 Adar Beth 5744 soit le 6 Mars 1984 d’une crise cardiaque « Néchika Elohim », le « Baiser de Dieu ». Mais, ce jour-là, il n’était pas prêt. Même le linceul resta introuvable. C’est Gaston Drai, un homme pieux qui offrit le linceul.
« Ce n’est rien ! Une indigestion ! » dit-il « C’est le thé que j’ai pris avec le biscuit que m’a apporté Mireille ». 
Il n’avait pas prévu de mourir. Il voulait être présent à la Brit Mila, la circoncision du bébé de ses infirmiers dont il aurait été le parrain, le lendemain.
Cet après-midi-là, il attendait la chaise de Rabbi Eliaou Anabe (le prophète Elie) qui reste à la synagogue et que l’on apporte dans les maisons pour le rituel de la Circoncision.
Quand, enfin, elle arriva, heureux, il bénit tous les présents et à 8 heures du soir, il mourut dans l’ambulance qui le transportait, contre son gré, à l’hôpital.
Il fut enterré, très rapidement, le lendemain matin à 12 heures, selon le rituel juif, dans la terre de ses ancêtres.

  Le sionisme de grand-père.

Grand-père et ses deux sœurs sont morts, après leur départ d’Algérie, à un âge très avancé pour cette époque. Grand-père à 94 ans en Israël, et ses sœurs dans le midi de la France. Grand-père a réalisé son rêve de toujours : vivre, mourir, être enterré en Israël.
je l’ai toujours entendu faire des références constantes à l’histoire juive et au retour espéré en Terre Sainte.
« L’an prochain à Jérusalem » n’était pas qu’un vœu pieux pour lui.
Il s’est toujours impliqué totalement dans la vie juive. A Constantine, il fut ministre officiant et administrateur du « temple algérois », rasé après l’indépendance.
En 1927, il faisait venir de Jérusalem le champagne pour la Bar Mitsva de Maurice. Chacun rapportait du sable de la « Terre Promise ».
Dès 1950, peu après son veuvage et moins de deux ans après la création de l’Etat d’Israël, il est parti vivre 6 mois de l’année à Jérusalem, tout seul dans un hôtel, à l’abri, croyait-il, désormais des pogroms et de tous les fascismes. Il voyait un signe dans son 2ème prénom Fredj qui signifie « délivrance » en hébreu. Une nouvelle sortie d’Egypte, en quelque sorte !
Ensuite, il fut hébergé à Jérusalem par un jeune couple David et Judith Sinaï, israéliens d’origine yéménite, qu’il avait connus à Constantine.
Paul se souvient les avoir conduits en 203 à un congrès à Alger en 1950. Le congrès dura trois jours que Paul, peu impliqué, mit à profit pour se promener et se distraire.
En Israël, grand-père fut nommé Grand Rabbin (Grand Maître) par le Sanhédrin de Jérusalem. Il recevait des Rabbins venus solliciter ses conseils pour leurs discours. Philologue, membre de l’Académie Hébraïque de Jérusalem, il apporta sa contribution à la création de la langue hébraïque moderne (d’où l’acquisition du Dictionnaire de l’Hébreu en 25 volumes !).

La famille de grand-père.

Alfred, Fredj, Melki, mon grand-père, est né à Constantine, le 10 février 1890.
Il est mort le 6 mars 1984 à Natanya, en Israël.
Son père : Haï Melki est mort en1916. Il était "sergent de police". Melki signifie « propriétaire » en arabe. Sa famille serait originaire de Livourne.

Sa mère : Radia Toubiana.Toubiana serait le nom d’une tribu de Nefoussa, dans le sud tunisien. Le Djebel Néfoussa est une région berbère. Racines judéo-berbères.
Elle est issue d’une lignée de grands rabbins. Sœur du grand rabbin  Messod Toubiana, fille du grand rabbin Raphael Toubiana (1814-1869) et de Goumara toubiana née Fitoussi (1828- ?), petite fille du grand rabbin Nathan Toubiana né en 1740, père de Raphael,mon aieul.

Radia toubiana

 Un grand portrait du grand-père Haï trônait dans la salle à manger du 44 rue Thiers, avec un turban à la mode turque. Il est né, très probablement, avant 1870 et la naturalisation française des Juifs de l’Algérie, ottomane jusqu’en 1830.
Il était « sergent de police » et avait reçu une médaille de bronze pour « ses actes de courage et de dévouement » accomplis en 1893 lors d’une épidémie de typhus. Je ne peux pas m’empêcher d’évoquer l’attitude héroïque, lors de la 2ème guerre mondiale, de son petit fils Eugène qui gagna l'Angleterre après la défaite et prit la tête d'une équipe de démineurs et celle  de Georges, son autre petit fils, qui fut blessé deux fois en allant chercher les blessés et victimes sous les balles. Incorporé dans le service de santé au 3ème bataillon médical, Georges fit la Campagne d’Italie, le débarquement en Provence et la Campagne d’Allemagne. Il fut décoré de la croix de guerre avec 3 citations et de la Médaille Militaire et reçut le titre de Chevalier de la Légion d’Honneur à titre militaire, dans la grande Cour des Invalides, le Jeudi 21 Mai 1970…
Un poignard avec une croix gammée, trophée de guerre de Georges, avait été accroché symboliquement à côté du portrait du grand-père Haï. Ils s’étaient tous deux, le grand-père et le petit-fils, dévoués pour la Vie, l’un contre un fléau de la nature et l’autre contre la peste brune. (Haï signifie Vie en hébreu)



Le « rapport » du « sergent de police » Haî Melki.

Eugène

Le plaisant rapport en sabir franco-arabe aux allitérations comiques que la légende familiale prête au « sergent de police » Hai Melki et que son petit-fils Eugène se plaisait à répéter : « assara Arabes tombés dans le râ, ça me regarde pas ! ». En arabe, « assara » signifie dix, et « râ », cuvette, ravin, trou. Ce rapport a- t-il existé et correspond-il à un accident réel ? Il signifierait que dans les années 1890-1910, le statut du « sergent de police » juif, limitait ses attributions et interventions à ses seuls coreligionnaires ?
Haî est mort en tenant la main de sa belle-fille, ma grand’mère Clara, enceinte d’Eugène, donc en 1916.
Radia, son épouse, née Toubiana vécut et mourut ensuite chez son fils et elle adorait Eugène qui ressemblait à son défunt mari.
Un frère de Radia eut deux fils qui firent de brillantes études : Marcel Toubiana, professeur agrégé de Lettres Classiques au Lycée d’Alger dans les années 30 et son frère Directeur de l’Ecole de Garçons de la rue Danrémont à Constantine.
Leur émancipation et assimilation à la culture française avaient été fulgurantes dès le début du 20ème siècle.







Monique,une des filles d'Eugène m'écrit :

J’ai lu et relu tous tes textes avec bonheur et émotion.., j’ai capté sur mon pad les images de la famille pour les voir quotidiennement, et même la tabatière de grand père qui me procure une joie immense quand j'ouvre la photo. Ton site est vivant, aimant, authentique, et je ressens au fond de moi la nostalgie transmise par papa quand il évoquait cette période de sa vie, son attachement à sa mère si profond, jusqu’au soir de sa vie il avait les larmes aux yeux en parlant d’elle.."ah, Ma !» Pour papa, l’Algérie était sa terre natale et maternelle. Je le comprends mieux aujourd’hui, les rituels si naturels, tricotés dans son quotidien, lui ont cruellement manqué en France, il ne s’est jamais plaint mais je mesure tout ce qui lui était vital, en rites et en esprit de tribu..
Le 5 novembre 2012 17 h 40

 

Les deux sœurs de grand-père.

Grand-père avait deux sœurs que j’ai bien connues. Elles portaient des prénoms arabes : Benina et Bellara (cristal de roche) et le costume traditionnel des juives constantinoises avec le petit cône sur la tête.
Le décret Crémieux date de 1870 et jusqu’en 1830 l’Algérie faisait partie de l’empire Ottoman. On y parlait arabe.
L’aînée Benina, plus brune que sa sœur, me semblait froide et sèche. Elle avait épousé Yacov Amram , un troubadour oriental, un « tourab addour » un « chanteur de maison », un fort bel homme aux yeux bleus qui se produisait avec une chéchia rouge, des bottes de janissaire comme un Turc, et des culottes et un gilet gréco-turcs.
Sur la photo de son groupe de musiciens bien moustachus, il joue de l’Oud, le luth oriental constantinois avec 4 paires de cordes, apparu en 500 ap J. C. Probablement chantait-il le « Maalouf » : « fidèle à la tradition », amour courtois et élan vers Dieu. On peut noter sur cette photo la présence d’un « porteur de béret », comme on devait appeler les réfugiés espagnols de 1492  « Megourashim », par opposition aux juifs autochtones en turban ou chéchia  «Toshabim ». Son instrument de musique est différent mais je ne suis pas spécialiste. Et les cigarettes des deux autres, probablement chanteurs, présents sur cette photo tronquée, me remplissent de perplexité amusée. Signe de virilité ? De promotion sociale ? Mode ? Pour la beauté de la pose ?
Le couple de ma grand’tante vivait dans une certaine aisance.
J’ai entendu, une fois, cette sœur aînée autoritaire interpeler mon grand-père. J’ai ressenti cet incident comme un crime de lèse-majesté.
L’autre sœur, Bellara, plus jeune que grand-père, à la peau laiteuse et aux yeux très clairs, toute en rondeur et douceur, toujours souriante, nous accueillait avec chaleur.
Elle avait épousé un brave représentant de commerce : Simon Zemmour. Elle hébergeait une sœur de son mari, une pauvre vieille fille simplette, « Un Cœur Simple », « Rachelou », toujours en tablier souillé à la cuisine. Bellara l’appelait à la rescousse pour partager sa joie de nous voir et son admiration pour de si mignonnes petites filles.
Rachelou avait une voix perçante et des baisers très mouillés dont je n’ai jamais réussi à me protéger.
Au retour à la maison, nous avions droit à la tournée de sel de grand’mère, « contre l’œil ».

 Epilogue

En 1999, soit 15 ans après la mort de grand-père, j’accompagnais ma tante Yolande en Israël. La famille fêtait la Bar Mitsva de Ami-Haî, un petit fils de Mireille.
Lors de la cérémonie religieuse, l’officiant lut des textes en hébreu que grand-père avait composés.
Et, hommage émouvant, à l’entrée de la salle des fêtes, un immense portrait de grand-père sur un chevalet avait été installé. Autour de lui, tous les descendants présents (dont moi) se sont rassemblés pour la photo de famille souvenir.    

 

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