Clara

 

  Grand-mère Clara
née et morte à Constantine (26 avril 1890 - 19 avril 1949)

 



                                                                 Ma mère Hélène avec une cousine (Alice Sultan ?) vers 1925
                                                                       A quelle occasion? Une"tania"? Pourim?
                                               Il ne s'agissait pas de leurs vêtements habituels.

 

Le costume hispano-judéo-arabe de ma grand'mère Clara.

Sur une photo de 1917, destinée à grand-père mobilisé à Biskra, grand' mère apparaît vêtue de la tenue traditionnelle des juives constantinoises avec, sur la tête, le petit cône caractéristique sur son foulard à franges noires : un hennin en miniature peut-être importé d'Espagne au Moyen Age : la "sarma" ou "kouffia" version réduite aussi du "tentour" traditionnel ancien des femmes druzes et libanaises (voir image ci-dessous). Dès 1919, à la demande de grand-père, elle renonça à cette tenue.

  Tentour liban
Grand'mère porte une fine chemise blanche aux manches amples retenues derrière sous une longue robe sans manches (la « djubba » en arabe dont « jupe » est l’avatar francisé en passant par la Sicile d’après le Robert) en tissus broché, lamé, au cou des louis d'or cousus sur un lien noir et, pour fermer le décolleté, une fibule (khlilettes) en or filigrané avec de petites perles baroques. On devine des bracelets presque jusqu'au coude sur le bras droit visible. Une assez riche parure en somme selon le goût oriental.
Autour d'elle, en contraste, signe de volonté d’assimilation, ses trois premiers enfants, habillés à l'européenne : à sa gauche, ma mère Hélène, impressionnée, l'air figé, un peu dur et les lèvres pincées, avec des bracelets aux deux poignées. Mon oncle Maurice, à sa droite, boudiné dans le costume marin mis à la mode en Europe par la reine Victoria en hommage à la Royal Navy et inauguré par Edouard VII enfant, et Eugène sur les genoux de grand’mère, très mignon dans sa longue robe festonnée qui cachait le"molleton" dans lequel on "enfagotait" les bébés. Les nourrissons étaient momifiés avec deux bandes: une fine pour le nombril et une épaisse pour retenir le molleton sous la poitrine. Cette pratique sévissait toujours dans les années 1950...
Grand'mère était encore très mince, mais peut-être pas très jolie.
Après sa "mue" en 1919, elle a offert toute son ancienne garde-robe traditionnelle à sa jeune belle- sœur Bellara que j'ai toujours vue habillée en judéo- arabe (sur une photo de famille datée 1947, Bellara est au centre). Grand'mère conserva jusqu'en 1942 deux somptueuses robes en velours pourpre brodées de fil d'or qu'elle avait reçues pour son mariage.

Comment grand' mère se défit des deux précieuses robes pourpres lourdes de broderies d’or qu'elle conservait depuis son mariage, depuis plus de trente ans, de son ancienne garde-robe judéo- arabe.
C'était en 1942, sous le régime de Vichy. Outre la pénurie, le magasin de tissus indigènes en gros du 4 rue Casanova avait été mis sous “administration aryenne”. Un "administrateur aryen ” imposé, la gêne s'installait dans la famille.
Une veille de fête, Pâque ou kippour, grand- père vendit le vélo de course de Georges (celui qui avait servi à transporter l’agneau) pour pouvoir célébrer dignement cette obligation religieuse.
Là-dessus, arrive au magasin, en délégation avec deux autres rabbins, le Président du Consistoire qui faisait sa tournée pour quêter l'argent nécessaire au mariage de deux jeunes filles nécessiteuses.
Grand-père rouvre le tiroir à peine refermé sur l'argent du vélo et en remet le contenu. On ne refuse pas une “mitsva”!
Paul, 14 ans, privé d'école par les lois de Vichy était présent : « Tout? Tu as tout donné? Et la fête?”.
Grand- père :”Dieu pourvoira, mon fils!”
Le même jour, se présente au magasin un riche client arabe, à la recherche de deux robes brodées d'or pour le mariage de sa fille. C'était une spécialité de grand-père avant la crise de 1929.
Grand-père hésite un peu, puis actionne la manivelle du téléphone qui reliait le magasin à la maison : “Clara! Qu'as-tu fait des deux robes de velours pourpre brodées d’or que tu avais reçues pour ton mariage? Acceptes-tu de t'en défaire?”
Grand'mère avait vécu bien d'autres renoncements!
L'acheteur comblé, invité à donner son prix, fut d'une grande générosité.
Grand-père s'adressant alors à Paul « Tu vois? Mon fils, Dieu ne laisse jamais toutes les portes fermées!”
  Ainsi disparut complètement la garde-robe judéo-arabe de grand'mère.


Tlemcen zerda chiche epouse de sion sicsic 2Tlemcen la mere d albert 2
 


 Zerda Chiche épouse de Sion Sicsic le frère de mon père. Très jolie parente de Tlemcen en costume traditionnel robe brodée d'or réservé à certaines fêtes ou cérémonies.
A gauche Zerda très élégante dans sa tenue européenne. Cette génération héritait d'une double culture.

Petales de roses
Fleur d oranger




La journée rose 

 
Pétales de roses et fleurs de bigaradier.

La distillation de l'eau de fleur d'oranger et de l'eau de rose était un rituel que nous célébrions, au printemps, comme une fête païenne, dans la joie, à la maison inondée de parfums.
Les Arabes, au marché, vendaient d'énormes sacs de délicates fleurs blanches ou rose pâle d'oranger bigaradier et de pétales de roses.
Jeune, grand'mère, vraie prêtresse de Flore, s'habillait de rose, pour l'occasion, avec un foulard rose sur la tête. Plus tard, elle se contentait de nouer un ruban rose sur l'alambic en zinc que l'on remontait de la cave une fois par an. A même le sol, sous l'alambic, un kanoun au charbon.
Au fur et à mesure que grand'mère recueillait l'extrait, elle étiquetait les flacons pour en indiquer la concentration: première bouteille, deuxième bouteille etc...Et elle suivait un "seder", un ordre rituel immuable: elle commençait toujours par l'eau de fleur d'oranger.
Une montagne de pétales et fleurs odorants sur un drap blanc au milieu de la cuisine, un alambic enrubanné de rose, la vapeur qui se condensait en gouttelettes qui roulaient dans le serpentin et, le soir, des flacons remplis d'une eau parfumée, c'était, pour nous, enfants, un enchantement, une journée magique: "la journée rose".
L'eau de fleur d'oranger « al maa zhar », « l’eau de chance » servait à adoucir le café, à parfumer les pâtisseries et les grenades de Roch Hachana, et à certains rituels religieux.

Mreuk
"M'reuk  pour eau de fleur d'oranger

 Le “m'reuch” l'aspersoir en argent massif ciselé et repoussé était en permanence sur le buffet rempli d'eau de fleur d'oranger pour le café. On en aspergeait les convives et les fidèles pendant les festivités et à la sortie de la synagogue. L’équivalent en quelque sorte du goupillon et de l'eau bénite, chez les chrétiens.
Pour les “Bar Mitsva” (littéralement “fils de la loi”) et pour “Simhat Torah” (la “joie de la Torah”) fête qui clôt la lecture annuelle du Pentateuque, marquée par des chants et des danses, les femmes, depuis le balcon où elles étaient tenues séparées des hommes à la synagogue, jetaient des dragées et aspergeaient les fidèles d'eau de fleur d'oranger.
Le “Chemache”, le bedeau, gardien de la synagogue, en versait aussi sur la main des fidèles, à la sortie.
Tous ces rites conféraient un caractère sacré à la fabrication de l'eau de fleur d'oranger.
Je possède un très beau “m'reuch” en argent massif, hérité de mes beaux-parents S…, mais je ne lui ai pas trouvé d’usage. Il est désaffecté. Mon oncle Paul dit qu'aujourd'hui, en Israël, on utilise de l'eau de Cologne à la synagogue. C'est banal et le rituel est vidé du symbolisme poétique de la fleur d'oranger.
Quant à l'eau de rose, « al maa ward », que Saladin fit transporter à Jérusalem reprise aux Croisés en 1187 par une caravane de 500 chameaux pour purifier la mosquée d’Omar et avec laquelle Mehmed II en 1453 purifia l’église byzantine de Constantinople avant de la convertir en mosquée, nous la réservions modestement à l'hygiène et à la toilette. On lui accordait des vertus adoucissantes pour les fesses rougies des bébés, les yeux congestionnés et toute sorte de petites misères de l'épiderme. Elle était le complément de l'huile d'amande douce et servait aussi de démaquillant pour les nez poudrés de la volatile poudre de riz rose qui se répandait en nuages même sur les cils et sourcils. Le poudrier avec sa petite glace et sa houppette de cygne était l'accessoire de maquillage indispensable et l'objet de toutes les convoitises pour les petites filles. On offrait un poudrier comme on offrait un bijou. Il y en avait de très précieux. Mais quand je suis arrivée à l'âge adulte, la poudre de riz et son “pompon” étaient passés de mode.
Et notre alambic et ses pétales parfumés remisés dans le Musée de nos souvenirs d'enfants.

 

 

 Alambic sur kanoun

Alambic sur kanoun à charbon

 

 

  Alambic 3Alambic 4

 Eté 2014 : alambic de Touraya, une jeune Constantinoise qui vit à Rome et fabrique son eau de rose avec cet alambic rapporté de Constantine. Elle avait laissé un message sur le site. Certes mon prénom prête à confusion mais I'ai eu ensuite le grand plaisir de sa visite à Paris en Juin et elle m'a raconté le voyage épique de l'alambic du quartier des dinandiers à Constantine jusqu'à Rome en 2013.

  Parade eau de rose

28 avril 2015.
Parade de l'eau de rose en Avril 2015 à Constantine où la tradition se perpétue. Dans mon enfance, il n'y avait pas de parade, mais les marchés étaient inondés de pétales de rose et de fleurs d'oranger et c'était la fête dans chaque famille juive et arabe où les femmes distillaient leur eau de rose et eau de fleur d'oranger dans leurs cuisines ou dans les cours souvent collectives.



La cuisine de grand'mère.

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La cuisine de ma grand'mère à Constantine en Mars 2014 avec des modifications importantes depuis 1949, date de sa mort. La fenêtre s'ouvrait  grande sur la cour intérieure où chantait la jeune Mme Toubiana en faisant sa lessive. Le chauffe-eau n'existait pas. Il a pris la place d'une partie de la fenêtre qu'on a obstruée et la grande hotte en maçonnerie a disparu. L'évier était au même endroit mais dans l'autre sens.

Couscousier Mamie 2Couscousier Mamie 3Couscousier Mamie 
Le couscoussier de ma mère Hélène.

La cuisine était sommaire. Sous une immense hotte, noircie à l’intérieur du conduit, bordée d’un volant festonné de rouge, un évier, un réchaud à gaz de ville, et, sur un plan de travail blanc carrelé que nous appelions « potager », un ou deux « kanouns » au charbon dont on attisait les braises avec un éventail en goum le « m’rahoua » et, en cas de besoin, un petit réchaud à pétrole en cuivre dont on activait la pompe pour faire jaillir la couronne d’une flamme bleue. L’orifice du réchaud était souvent bouché et on utilisait une aiguille à réchaud.
Contre un mur, une table en bois brut et, pour les marmites, un placard mural derrière un rideau, lieu de prédilection des blattes, énormes à Constantine où elles proliféraient, avec toutes sortes de nuisibles, avant l’arrivée des Américains et de la DDT !

                 kesra, tamis et calebasse.
       
Par manque de place, la grande « kesra » en bois d’olivier où on roulait le couscous et pétrissait la pâte était rangée, après usage, sous un lit de la chambre des enfants. Grand’mère, de petite taille, installait, pour pétrir, sa « kesra » sur un lit. On mettait aussi sur les lits recouverts de linges blancs, les pains et gâteaux, en attente de four banal. Et c’est ainsi que grand’mère, distraite, s’assit un jour sur un plateau de gâteaux de Pourim avant cuisson !
L’eau coulait par intermittence au robinet. Elle était rationnée et, l’été, coupée à certaines heures.
Quand, à l’étage inférieur, la jeune Mme T..  qui chantait tout le temps et n’avait que des filles, laissait couler l’eau trop longtemps dans sa courette, on entendait des borborygmes dans les tuyaux et ma grand’mère, excédée, crier devant son robinet qui crachait des bulles d’air : « Fermez l’eau ! » en détachant chaque syllabe d’un ton sans réplique.
On faisait presque tout à la maison : les conserves, les confitures, le pain, les pâtes, les gâteaux à l’exception de la « pièce montée » commandée à la pâtisserie pour le dernier soir de la semaine de la Pâque. Echange familial rituel pour Pâque avec la tante Bellara, la jeune sœur de grand- père : elle offrait le plat de résistance : un couscous au mouton, on lui offrait le dessert : de la pièce montée à la nougatine.
L’été, toute sorte de pâtes entièrement faites à la main avec seulement des couteaux et un rouleau à pâtisserie séchaient sur des draps blancs étalés sur les lits de la chambre des enfants : des « rechtas », des « kaouas », des « dremettes » etc…
On torréfiait aussi le grain vert de café et, pendant la guerre, les pois chiches à la maison avec un torréfacteur au charbon, à manivelle.
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La corvée quotidienne du moulage, avec un moulin à café Peugeot en bois et métal vert coincé entre les genoux, revenait le plus souvent aux enfants.
A la belle saison, tous les Vendredi, un paysan arabe livrait des fruits et légumes frais de la plaine du Hamma où la famille de grand’mère, les Sultan, possédaient deux « jardins ». L’oncle Lazare Dadoun s’occupait de la répartition entre les trois sœurs : Clara, ma grand’mère, Eugénie et Augustine : des petits navets d’or, de minuscules courgettes velues avec leurs fleurs, des guirlandes de gombos, des herbes odorantes, des tomates gorgées de soleil, des poivrons, des pastèques, des melons que le sucre éclatait. Paul se souvient des pastèques et melons entassés sous le « potager » où grand’mère les entreposait après les avoir triés selon leur degré de maturité.
On allait, en outre, tous les jours, s’approvisionner au marché. Pour quelques sous des « porteurs » portefaix surtout très jeunes, transportaient le plus souvent  sur leur tête les couffins pleins jusqu’à l’appartement. Bien entendu, nous ne connaissions pas les caddies.. Comme nous ne mangions que les fruits et légumes de saison, l’hiver, nous entamions enfin les bocaux si convoités. L’hiver, grand’mère faisait avec des légumes secs, du blé, du maïs, de l’orge perlé, des févettes et toute sorte de céréales, des soupes que je boudais, parce qu’elle les parfumait abondamment avec des épices auxquelles je n’étais pas   habituée.



  
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J’aimais les petites « couronnes » mais je trouvais les autres pâtisseries trop grasses et trop sucrées : « makrouds », « cigares » etc. … je n’aimais pas beaucoup manger et j’étais difficile. Je ne voulais pas de poulet « parce qu’il avait des veines ! ». Pas de tfinas, surtout celle aux gombos gluants. J’aimais le pain et le beurre mais … « Pas ce beurre- là ! ». C’était du beurre arabe, non traité, jaune ocré, rance et on le laissait nager, tout huileux, dans l’eau pour le conserver. Pendant la guerre il n’y en avait pas d’autre.
Ma grand’ mère aurait eu sûrement de bonnes raisons de ne pas m’aimer puisque je n’appréciais pas toujours sa cuisine, que je traînais les pieds pour aller au four (pourtant je ne reculais pas devant les petites tâches ménagères : mettre le couvert, moudre le café, laver les lavabos avec de l’alfa et du savon) mais je me sauvais pour ne pas l'aider à se laver les pieds et, parfois, je donnais raison à ce malheureux Joseph, bredouillant de crainte et d’alcool, quand elle me demandait de vérifier des comptes qu’elle lui contestait.
Peut-être, en voulait-elle à la guerre de cette situation et de cette charge qu’on lui imposait.
L’après-midi, grand’mère s’endormait sur sa chaise basse, après avoir parcouru de ses yeux très myopes les premières et dernières pages de romans d’une petite collection populaire, à la couverture jaune et noire,  que Mireille empruntait chez un libraire arabe. Il louait et vendait des livres d’occasion dans un étroit sous-sol sans fenêtres, rue de France. Grand-père la taquinait : « Alors ? Clara ! L’amant est sorti par la porte ou par la fenêtre ? ». Il se moquait ainsi des comédies de boulevard qu’il avait dû subir pour faire plaisir à sa femme, au magnifique théâtre de Constantine. Mais ils avaient été aussi amateurs d’opéras dont grand-père fredonnait parfois un air au milieu de mille chants liturgiques.
En fin d’après-midi, grand-mère retournait à la cuisine.
C’était là toute sa vie.

Je n’aimais pas toujours les plats qui sortait de cette cuisine mais j’adorais l’odeur et l’atmosphère de cette maison, surtout le Vendredi soir : odeurs mêlées de pain chaud, de la graine de couscous que la vapeur faisait gonfler dans le « kess-kess »-le panier conique en alfa- odeurs d’herbes aromatiques fraîches –menthe et coriandre- de pâtisseries aux parfums de vanille , de citron, de cannelle, de fleur d’oranger, une odeur généreuse, chaleureuse de fête et d’harmonie familiale.
La table était belle avec la nappe blanche, grand’mère avait troqué son tablier graillonné de cuisine contre une fraîche robe de cretonne souvent fleurie l’été. Elle allumait dans un verre une veilleuse à l'huile en nous invitant à avoir une pensée pour les absents. Mireille chantait, faisait des vocalises sur les prières en apportant les plats fumants. Grand-père remerciait Dieu en hébreu. Nous cessions de nous disputer avec Paul. La « meshama yetera » : l’âme supplémentaire qui nous visite le shabbat se réjouissait certainement.
Plus tard, adolescente, je suis devenue friande de tous les plats de la cuisine juive traditionnelle d’Afrique du Nord, que je suis heureuse de pouvoir confectionner à l’occasion. Mais grand’mère n’était plus là.

Le sorbet dit "Créponné", les olives, les abricots, les oranges confites.


citrons

 

L’été, l’élaboration de sorbets au citron nous occupait, dans les rires et la joie, une grande partie de la journée. Grand’mère préparait le sirop de sucre avec du jus de citron pressé qu’elle versait dans la cuve de la sorbetière, une vieille sorbetière manuelle en bois cerclé.
Puis, autour de la cuve, nous remplissions la sorbetière de glace cassée au couteau et marteau dans un gros bloc, puis pilée grossièrement. Nous ajoutions du gros sel et nous tournions, nous tournions la manivelle, à tour de rôle, un temps indéfini, jusqu’à ce que le liquide sucré au citron se transforme en un mousseux mais pas aussi neigeux sorbet que le « créponné » de la place de la Brèche. Il nous semblait délicieux. Nous l’avions bien mérité.
Mais je me demande aujourd’hui, si ce que nous obtenions, par manque de persévérance et de patience, n’était pas, le plus souvent, une « agua limon » mixture entre le sorbet et la citronnade glacée. Mais nous étions toujours si heureux du résultat !

A la fin de l’été, les olives fraîchement cueillies arrivaient par sacs entiers, tellement belles, brillantes ou pruinées, avec leur dégradé de couleurs, vert, rosé clair, violet, noir violacé ou noir mais tellement amères. Chacun s’évertuait pour aider grand’mère à casser délicatement les olives vertes, sans écraser la pulpe ni entamer le noyau, avec les manches des pilons de cuivre, avant de les mettre à la saumure dans de grandes jarres de grès. Les olives noires, les plus mûres et les plus chargées en huile, étaient suspendues dans des sacs de jute avec du gros sel, à la fenêtre, pour les laisser dégorger. Mais il fallait beaucoup attendre avant de les consommer.

 


abricots

Nous nous régalions des confitures d’abricots, si parfumés jadis, parsemées de quelques amandes amères que l’on retirait des noyaux et des juteuses oranges à grosse peau, coupées en deux et confites, spécialement préparées pour la semaine de Pâque.
Et quels parfums se dégageaient alors des grandes bassines à confitures en cuivre !
Des bocaux de conserves et confitures pour l’hiver s’accumulaient dans tous les placards : tomates et poivrons séchés à l’huile, têtes d’artichauts, citrons, « variantes » au vinaigre, concombres colorés à la betterave crue et même de petits piments très piquants rouges dans des bouteilles de bière à capsules de porcelaine, d’où il n’était pas facile de les extirper.
Je regardais, fascinée, ma grand’mère éplucher, nettoyer et débiter les oignons, les légumes, les fruits, en quartiers, en tranches ou en dés, à une vitesse prodigieuse, avec des gestes de prestidigitateur. Le corps était presque impotent mais les mains et les doigts d’une dextérité et d’une agilité surprenantes.
Ma grand’mère, cardiaque, très myope, usée et alourdie par 9 ou 11 maternités et les épreuves, passait l’essentiel de son temps dans son étroite cuisine ou dans la salle à manger, sur sa chaise basse paillée où elle lisait de petits romans populaires ou s’endormait.
 Elle ne sortait pratiquement plus et si elle devait sortir, on descendait du 4ème étage une chaise sur laquelle elle s’asseyait pour reprendre son souffle à chaque palier, en remontant.
Elle s’activait toute la matinée à la cuisine, et elle y retournait pour préparer le repas du soir.




 


                                                                                                                    
Le four banal

Constantine. Années 1940...

FournierPendant la guerre, on ne délivrait de pain dans les boulangeries que contre des tickets de rationnement. Aussi, nous mangions, tous les jours, du “pain de maison” longuement pétri dans la grande “kesra” en bois d’olivier, confectionné avec de la semoule fine et non de la farine et un levain que grand'mère préparait elle-même en laissant fermenter un morceau de pâte très molle prélevé d’un pétrissage précédent.
Le pain du Vendredi soir et Samedi, du shabbat, était badigeonné au jaune d'œuf pour lui donner un air de fête.
Les pains, les gâteaux, les gratins étaient cuits au four banal tenu par un Arabe au coin de la rue Thiers très pentue, en épingle à cheveux, en haut d'une série d'escaliers, en sous-sol, face à la grande synagogue de Sidi Fredj, le grand rabbin du département de Constantine.
Au-dessus du four, un bordel public fréquenté par des fantassins du troisième zouave qui faisaient le pied de grue, en face, attendant leur tour, sur le signal, à travers une petite lucarne, d’une portière maquerelle.
Rencontre improbable, sur le même trottoir, des fidèles de la « Maison de Dieu » et de ceux de la « maison de tolérance ». Mais « les desseins de la Providence sont impénétrables! »
Au four donc, on apportait de longs plateaux de tôle noire chargés de pains ou de gâteaux, le plus souvent sur la tête, des gratins aussi et je me rebiffais contre cette corvée.
Les veilles de fêtes et de Shabbat, des théories d'enfants souvent très modestes, attendaient leur tour, leur plateau sur la tête, résignés.
Parfois, des femmes, savates aux pieds, arrivaient au four en continuant à battre à la fourchette ou au fouet leur biscuit de Savoie pour empêcher la pâte de retomber.
  Au four banal, en contrebas de la rue, l'homme, un Arabe plutôt jeune, glabre, à l'allure nonchalante, à l'air un peu hautain ou détaché, forme que prend parfois la patience, pieds nus sur  de grandes nattes de crin qu'il nous était interdit de fouler, alimentait le feu avec des fagots de lentisque odorant. On entendait ronfler le brasier dans le four quand il ouvrait la lucarne. Il maniait en expert une pelle en bois d'olivier plate avec un très long manche. Il enfournait ou déplaçait sans cesse, sur la sole du four, plus ou moins près du foyer, les pains et plateaux de petits gâteaux pour une cuisson parfaite. Il les déposait ensuite, toujours avec sa pelle, en les faisant glisser par petites secousses horizontales, brûlants, dorés à point, directement sur les nattes pour les laisser refroidir. Le fournier ne se trompait jamais sur les propriétaires de tout ce qu'on lui confiait à cuire.
Il y avait des pains de toutes les formes mais pas de pains tressés, cette coutume de la halah tressée pour le shabbat ne semble pas être parvenue jusqu’à nous à Constantine, à cette époque-là. Assurément, nous ignorions que Dieu avait paré de tresses la chevelure d’Eve avant de la présenter à Adam.
Certaines familles marquaient les pains de leur sceau : des incisions sur la pâte, des trous de fourchette, des empreintes de doigts, des dessins linéaires, des fleurs, des étoiles de pâte sculptée, des graines de sésame, d’anis ou de pavot. Grand’mère faisait pour nous de petits pains en forme de poissons et souvent de petits pains ronds au chocolat ou aux noix.
Au retour du four, on transportait le pain cuit dans des serviettes attachées aux quatre coins. Les plateaux, empruntés au four, avaient été restitués.
L'odeur mêlée de bois brûlé, de pain chaud à l'anis et de pâtisseries parfumées nous raccompagnait jusqu’à la maison.
Nous remontions, chargés, les quatre étages bruyamment, en léchant parfois le chocolat fondu qui avait coulé à la surface de nos petits pains. Grand’mère, qui guettait, nous attendait en haut des escaliers, impatiente.

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  Photo de Mars 2014.Constantine RUE THIERS : LA  SYNAGOGUE du Midrach à GAUCHE devenue centre islamique (sous les arcades) LE FOUR BANAL (juste en face). Au fond, le lycée. Au premier plan, de dos, mon amie Zina.


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  Mars 2014: la porte du four aujourd'hui fermé et au dessus la petite fenêtre "à la matrone" dont j'ai parlé et qui nous intriguait tant.



Vers le four enfant avec plateau  
  En route vers le four avec son plateau sur la tête, un enfant juif du quartier de Kar Chara ( voir bérets, les enfants arabes n'en portaient pas). Sur l'affiche on peut lire 1er mai 1951.  Photo de l' album de Bovis Marcel.

   

Sceau "E"Taba 3, sculpté à sa base et sur le pourtour avec lequel, appuyé sur le centre du pain, les grandes familles  arabes jadis marquaient leurs pains. Chaque famille avait le sien pour laisser une trace spécifique. (document sur Tlemcen). 

Commentaires

  • samia kahoul
    • 1. samia kahoul Le 27/04/2016
    nostalgie nostalgique je suis née a la haute casbah sousatarra les ustensiles les sibao hadad atlan bejai jacqielune maitresse de cours préparatoire école Gambetta serradj sportesse la corvé des plateaux de coca les knudlettes et les makroutte elouze je me rappelle la grand mère sibao au boulanger en arabe disait y ddabainni said balek al fanid ou l aknidlette pour le mariage son fils David sa fille Louisetteont rester cher le boulanger ont manger de la karantita er les cocas bien chaude en attendant la cuisson desgataux
  • Damane
    • 2. Damane Le 13/02/2016
    MOI JE SUIS NE A LA CASBAH D'ALGER,NOUS UTILISIONS LES MEMES USTENSILES,ET IL FALLAIT TORREFIER LE CAFE...UNE CORVEE! AH,DES MERVEILLEUX SOUVENIRS ,MERCI MON DIEU.ET UN GRAND MERCI POUR VOTRE MAGNIFIQUE ARTICLE(JE SUIS TRES EMU)
  • Norbert HALIMI
    • 3. Norbert HALIMI Le 31/01/2016
    Sujet rempli de nostalgie mais plein de merveilleux souvenirs.
    Tous les ustensiles présentes me sont très familiers car je suis né à la rue Feraud en face du lycée de Aumale et je me revoie le plateau sur la tête en direction du four pour la cuisson.
    Bisous a vous tous et n'hésitez pas pour vos prochains envoies.
    Norbert Halimi de Toulouse

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