Constantine années 1940.. 

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Retour de la famille à Constantine : Au 44 rue Thiers * : 1935-1957. (J'ai indiqué l'immeuble en rouge sur cette ancienne carte postale, l'immeuble contigu de L'Alliance juste à gauche n'a encore que 2 étages ).

 



      Août 1936 pendant les congés de mon père fonctionnaire à Oujda. En famille dans la salle à manger du 44 rue Thiers. : mes parents, mes grands parents, Georges, Mireille, Yolande, Paul.
Claude (2 ans et demi), à côté de Paul, et josiane ( 6 mois) sur les genoux de maman, ont bougé.

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   Devant la même cheminée mais avec un autre miroir, en mars 2014, près de 78 ans après.
Aujourd’hui Mars 2014, 56 ans après mon départ de Constantine, je reviens sur les traces de mon enfance. Je reviens. Accueillie avec grande gentillesse  par les nouveaux occupants, j’ai revu cette salle à manger. Beaucoup plus grande, elle a gardé la taille des deux pièces réunies après la guerre. Elle est sobrement meublée.
Les lourds meubles Henri II à la mode à l'époque de mon enfance occupaient l'espace jadis. Les murs sont blancs aujourd'hui, la petite cheminée en marbre blanc est là mais sans le poêle, le carrelage de tomettes rouges remplacé par du comblanchien.
 
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En mars 2014, dans la salle à manger agrandie avec la gentille maman aux yeux bleus devant le placard qui contenait les traductions latines. On distingue aussi à gauche le 2ème placard mural où grand'mère rangeait les réserves, confitures et conserves, à l'usage exclusif de la semaine de la Pâque juive.

 

 Aujourd’hui, sur un plan récent de Constantine, je suis comme un voyageur égaré, sans boussole et sans soleil pour l’aider. Toutes les rues ont changé de nom et je ne retrouve souvent même pas leur tracé.
Mais ce 44 rue Thiers, en dépit de la guerre et de la misère autour de nous dont, enfants, nous étions inconscients, est de tous les lieux de passage de mon enfance et de mon adolescence, celui dont j’ai gardé le plus vif souvenir. ..
Les êtres dont j’ai partagé la vie et qui ne sont plus. Les bruits, les odeurs, l’atmosphère patriarcale, le judaïsme messianique mais ouvert et tolérant, le rêve sioniste aussi.

 

lac de djebel Ouach



A Djebel Ouach avec mes amis d'enfance Max, Jean Pierre et les petits cousins 8 Août 1951.  Avec oncle Maurice et Gina juillet 1946.

Et les paysages superbes d’une beauté écrasante (« al Dhama » : l’écrasante en Arabe) du rocher de Constantine fendu par les gorges du Rhumel. Et la «  forêt des pins » où mon grand-père jeune allait chanter avec les musiciens de Raymond leyris jusqu'à ce que le chant du rossignol leur réponde, à la tombée de la nuit !
Et à 12 km à l’est de Constantine les trois petits lacs de Djebel- Ouach où nous emmenait en auto, toute une marmaille, Zidane le chauffeur-livreur du magasin de grand-père !
Et la rivière où avec mes oncles Georges, Eugène ou Maurice qui, patiemment, se chargeaient d’accrocher des vers à nos hameçons et de débrouiller nos lignes, nous allions pêcher des poissons pleins d’arêtes !
Les gorges du Rhumel traversent toute la ville et Constantine, -l’antique Cirta- perchée sur un rocher abrupt, à demi penchée n’est accessible de trois côtés que par quatre ponts lancés au-dessus de l’Oued Rhumel dont les gorges à pic sont infranchissables.
Des fenêtres du 4e étage où nous habitions, au 44 rue Thiers, nous avions vraiment une vue unique. Certaines photos prises par mon père en 1936 du « Pont Suspendu » construit juste avant la 1ère guerre mondiale et inauguré le 19 avril 1912, le sont de la fenêtre de la salle à manger, comme la photo que j’ai prise moi-même le dimanche 4 septembre 1949, lors d’une intervention de pompiers pour un feu de broussailles sur les pentes du Rhumel. (Voir photo ci-dessous).
On surplombait les gorges dont les pentes, à la fin du Printemps, se couvraient de coquelicots éphémères. Ils ont ensuite disparu comme ont aussi disparu ces petites fleurs rouges à courtes tiges, les adonis, dont on ornait la table, dans une coupe d’eau à Pâque, et qu’on appelait « gouttes de sang ».
Malgré les fleurs, les gorges étaient sombres, dangereuses, mystérieuses, inquiétantes. La toponymie rend compte d’impressions mêlées d’admiration, de vertige, de malaise aussi : « Pont Suspendu », « Pont du Diable », « Boulevard de l’abîme » et en arabe : « al- dhama » : l’écrasante, « bled El Haoua » : la cité du vide.
On entendait crailler les corneilles qui nichaient dans les trous des rochers à pic, les stridulations des criquets entrecoupées de brusques silences l’été et le frôlement des chauves-souris occupées à leur chasse nocturne. Souvent aussi le grondement du Rhumel, quand, à l’automne, les eaux coulaient en torrent.
 Les orages, avec les phénomènes d’écho dans les gorges, étaient d’une somptuosité apocalyptique.

Le rhumel en crue


 Et le silence de la neige, troué soudain d'un long cri de rapace, féérique !

 
Constantine sous la neige
 Lors des violents tremblements de terre en 1946-1948 qui avaient chassé de Constantine une partie de la famille réfugiée à Philippeville, puis Alger, les sourds grondements des entrailles de la terre couvraient le cliquetis cristallin des verres qui, pendant d’interminables secondes, dansaient dans le haut vitré de la desserte de la salle à manger. Mais nous, enfants, inconscients du danger, excités par ce phénomène insolite, nous n’avions pas peur malgré la ruée des habitants affolés vers les squares.
Lors de la violente secousse qui nous a réveillés en Juillet 1996 au château de Faverges, en Savoie, j’ai tout de suite reconnu ce bruit singulier, 50 ans après, et je me suis rendormie aussitôt rassurée : « c’est un tremblement de terre ! » me suis-je dit… Je m’étais familiarisée, enfant, avec ces phénomènes à Constantine et j’oubliais la menace de la tour moyenâgeuse du Château de Faverges, les humeurs imprévisibles de la nature et la vulnérabilité humaine.

Nous avions cependant apprivoisé ce paysage sauvage impressionnant et ce décor familier perdait pour nous parfois de sa poésie et de son pouvoir de fascination quand on voyait des paysans arabes en burnous enjamber le parapet et s’accroupir sur le terre-plein en dessous (visible sur la carte postale ci-dessus). Les musulmans jamais debout, dit-on, par égard pour Allah !
Sans parler de ceux - c’est arrivé plusieurs fois – qui se couchaient sur le parapet, s’endormaient et dont il fallait aller récupérer les corps disloqués sur les pentes des gorges. Ces accidents font partie de mes cauchemars d’enfant.

 

   J’éprouve maintenant un malaise vertigineux en haut des gorges et claustrophobe au fond des gorges. Ce n’était pas le cas à Constantine, même sur le Pont Suspendu qui résonnait sous nos pas, oscillait au passage des véhicules à 175 mètres d’altitude et que nous empruntions pour aller au cimetière ou à l’hôpital.

 
                                                               Le pont de Sidi M'Cid ou pont suspendu

 

pont de sidi Rached       Pont de sidi Rached

Nous faisions de longues promenades sur le pont de Sidi Rached, viaduc de 27 arches, long de 447m, qui reliait le centre-ville au quartier de la gare. Nous traversions le pont d’El Kantara pour aller à la gare ou rendre visite à la famille d’un frère de ma grand’mère, dans le faubourg du même nom. El kantara signifie le pont en arabe, c’est le premier pont construit, la voie d’accès principale de Constantine.
Jamais le vide ne nous effrayait alors. Mais la randonnée dans les gorges du Verdon et surtout le Grand Canyon, dans le Colorado en Amérique, m’ont plongée dans une angoisse paralysante.
Par contre, j’ai adoré, en Crète, la randonnée au fond des gorges de Samaria en 1979, largement ouvertes avec des parfums de figuiers tièdes de soleil tout le long de la quinzaine de km et, au bout, la mer magnifique et la lumière comme une gifle… Souvenir de la Route de la Corniche, des figuiers sauvages et des cascades de Sidi M’Cid ?




L’appartement

Img 246Le petit palier à tomettes rouges, les escaliers en bois et l'entrée de l'appartement en travaux en 2014. A l'emplacement des traces noires au sol se trouvait la chaudière au mazout installée après la guerre.

Au 4ème étage, sans ascenseur, deux appartements de trois pièces s’ouvraient sur un petit palier et un étroit et sombre escalier en bois, refuge souvent des amoureux.
Dans l’un, deux familles chrétiennes, très modestes, l’une italienne, l’autre espagnole. Dans l’autre, la famille Melki, ma famille. La famille d'un maçon italien Bel Antonio avec trois enfants occupait deux pièces et la cuisine. Une femme espagnole sans âge vivait dans une seule pièce avec son fils, un jeune adulte désœuvré qui la brutalisait. L’œil morne, la joue flasque malgré sa minceur, le cheveu gras très raide, il portait en permanence un costume noir avec une chemise blanche et cravate noire comme jadis, les Espagnols sur leurs photos de mariage ou le Dimanche à l’église, mais le costume était lustré et la chemise défraîchie.
Les appartements partagés - collocations et sous-locations - étaient très fréquents à cause de la guerre, de la pénurie de logement et de la pauvreté. Cette femme, toujours en noir, petite, effacée, venait régulièrement repasser chez mes grands-parents. La misère a une odeur !
Pendant la guerre, l’appartement  de mes grands-parents loué - les copropriétés d'immeuble n'étaient pas encore en usage -  entièrement carrelé de tomettes rouges, tapissé de papier peint aux motifs géométriques, aux lourds rideaux de velours rouge, se composait d’un hall d’entrée, d’une salle à manger, de deux grandes chambres, d’une cuisine, d’un débarras au fond d’un petit couloir, et d’un W.C. (Oui ! ma petite Clara ! nous avions des W.C. !) 
Plus tard, à la fin de la guerre et au retour des jeunes hommes, la famille a loué l’appartement contigu qui s’était libéré dans un autre bloc d’immeuble. On a abattu des cloisons et curieusement ce deuxième appartement s’ouvrait de l’autre côté de la rue Thiers très pentue et en épingle à cheveux, au 2ème étage du 36 rue Thiers. Dans l’appartement agrandi, à deux entrées, on pouvait accéder d’un côté, le 44, par 4 étages d’un escalier en bois étroit et sombre, et de l’autre, par 2 étages de larges escaliers au 36.



« La suicidaire »

Le 2ème appartement avait été occupé, avant nous, par un couple relativement jeune de métropolitains portés sur la boisson et, un jour, la femme, qui s’était précipitée par la fenêtre du 4ème étage, a été miraculeusement stoppée dans sa chute à l’étage inférieur où elle était restée accrochée au garde-fou du balcon, happée au passage par le père ou un des 2 fils de la famille du 3ème étage, Charley ou Guy Kalifa. Elle s’en est tirée, peut-être dessaoulée, avec quelques contusions pendant que son mari criait d’une voix pâteuse : « Où est ma femme ? Où est ma femme ? » Penché à la fenêtre au-dessus du vide.
Il faut dire que les gorges du Rhumel exerçaient une fascination fatale sur tous les suicidaires.

 
 
 
Trajectoire de la «  suicidaire » d’une fenêtre à un balcon. 44 rue Thiers.
 


La salle de bains était devenue un luxe nécessaire en 1944. Jusque-là, chez mes grands-parents, nous utilisions un tub dans la cuisine et de l’eau chauffée sur la cuisinière au gaz de ville. Nous allions aussi très régulièrement au bain maure. Mais je l’avais en horreur.

 

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Le hammam en 2014 à Alger

Le hammam n’était fréquenté que par des femmes arabes –la majorité – et juives.
Dans ma petite enfance, j’avais le bain maure en horreur. Celui que j’ai connu ne correspond absolument pas du tout à l’image idéalisée, esthétisante, érotisante, aseptisée mais fictive et occidentalisée qu’en donnent les peintres dits « orientalistes ».
Une fois poussée l’énorme porte en chêne avec un anneau métallique, poisseuse d’humidité, on était pris de suffocation dans une vapeur opaque, trop chaude.
La vapeur d’eau bouillante s’élevait d’une immense cuve, la "borma", sans cesse alimentée par des « négresses »* avec des baquets d’eau froide puisée dans une autre cuve.
Les hautes voûtes sombres renvoyaient en écho un brouhaha continu. Des trous dans la longue voûte en berceau laissaient filtrer un jour avare et en entrant, on distinguait à peine les groupes de femmes assises sur des tabourets bas qui émergeaient peu à peu du brouillard. Dans la lumière blafarde, des ombres de femmes nues parfois couvertes d’un simple pagne, « foutah » souvent rouge à bandes noires, circulaient fantomatiques.
Un cercle de l’enfer de Dante !
Des femmes noires sans âge, énergiques, très maigres, aux membres noueux, nous frottaient le corps avec de l’alfa et du savon et la tête avec du « ghassoul », cette argile minérale naturelle, saponifère, extraite des montagnes de l’Atlas marocain, devenue aujourd’hui à la mode, ou du savon de Marseille puis rinçage à l’eau vinaigrée. Nous ne connaissions pas les shampoings. Elles nous briquaient, leurs mamelles sèches pendantes oscillant à chaque secousse.
Des femmes s’épilaient avec une pâte verdâtre, soufrée, malodorante dont elles s’enduisaient tout le corps.
Les chevelures étaient recouvertes d’une pâte de henné qui coulait en traînées rouges sur les fronts et les cous dégoulinant de sueur.
On glissait sur un sol gras et mouillé qui charriait en permanence de l’eau savonneuse et des touffes de cheveux. L’humidité rongeait tout. Des odeurs de soufre et d’égout flottaient partout.
Mais j’appréhendais surtout le rinçage final et l’eau puisée dans un baquet de bois fumant déversée sur ma tête avec une « tassa » en cuivre. J’avais du savon et de l’eau plein les yeux et le nez. Je pleurais, je me débattais, mais la femme me tenait en étau entre ses genoux.
Plus tard, adolescente et adulte, j’ai aimé le bain maure et la sensation d’être lavée de tout, purifiée, ressourcée après une séance d’intense transpiration et de rinçages abondants répétés. Je me suis même prêtée parfois aux massages de ces femmes, malheureuses esclaves venues de l’Afrique subsaharienne, qui pratiquaient aussi les massages, à même le sol, après avoir balancé, d’un geste ample, un plein seau d’eau, pour faire place nette.
Je ne réalise qu’aujourd’hui la dure condition de ces femmes, contraintes d’accepter ce « gagne-misère » qui desséchait leurs chairs et momifiait leur peau noire.
Après la guerre, de petits bassins de pierre individuels, parfois avec robinetterie, avaient remplacé les baquets de bois cerclés de mon enfance. L’espace avait été un peu compartimenté et, me semble-t-il, l’hygiène mieux respectée.

Note :* Négresse : ce vocable ne doit pas choquer dans ce contexte. Le vocabulaire évolue comme les réalités et les mentalités. Martin Luther king lui-même est passé du terme « negro » à celui de « black »(avec le « black power ») et pourtant en latin « niger » ne signifie que « noir », mais « nègre » est resté connoté « esclavage »et «  trafic triangulaire ».

 

Les soirées en famille de 1940 à mi-1942

 Desserte henri ii   

La salle à manger Henri II (style convenu à l’époque et décrié par les esthètes, mais que je trouve très beau néanmoins quand il n'est pas trop chargé) en chêne massif toujours luisant de cire, se composait d’un grand buffet aux portes sculptées en profond relief d’animaux fabuleux et de personnages sur lesquels je m’inventais des histoires. Leur accoutrement m’intriguait … Encore aujourd’hui, je ne saurais dire s’il était moyenâgeux ou folklorique de provinces françaises si lointaines pour nous. Sur  l'image ci-dessus il s'agit du Moyen Age, bien sûr. 
A une desserte du même style, reste attaché pour moi le souvenir de délicieux camemberts à la douce pâte fruitée que nous découvrions après la guerre et tant de pénurie.
Les chaises étaient recouvertes d’un cuir brun de Cordoue gaufré, avec petits motifs de rinceaux stylisés, retenu par de gros clous de laiton. Le piètement central de la table formait un grand carré fermé à l’intérieur duquel nous adorions nous cacher sous la nappe toujours blanche du vendredi soir.
Deux mystérieux placards muraux se trouvaient à l’emplacement de fausses fenêtres visibles sur la façade extérieure de l’immeuble. L’impôt sur les portes et fenêtres, responsable de la multiplication des fausses fenêtres, ne sera supprimé qu’en 1926, après la construction de l’immeuble. Un des placards, dissimulé derrière la desserte, contenait une bibliothèque acquise par Maurice de livres anciens précieusement reliés en cuir pleine peau de littérature française et de traductions latines que j’ai, en vain, plus tard, essayé d’exploiter pour mes versions de Tacite. Et l’autre, bien visible, mais interdit d’accès, les réserves de conserves et confitures à l’usage exclusif de la semaine de Pâque.

Josiane et Claude. Paul à l'arrière

Je n’oublie pas le vieux piano Pleyel que mon grand-père avait offert à ma mère en 1928 pour son anniversaire de 15 ans, miraculeusement rescapé, sauvé en 1957 par Yolande alors qu’il était abandonné sur le palier, après l’exode de toute la famille pour la France ou Israël. Geneviève le conserve toujours chez elle. Ses touches à l’ivoire jauni et craquelé ont subi bien des doigts malhabiles. Après ma mère, j’y ai fait mes gammes et, accompagnée de Josiane au violon, joué la marche nuptiale de Mendelssohn lors du mariage d’Eugène avec Eléonore. Je revois aussi, interprétant une valse de Chopin, la malheureuse Nelly X , si belle et si douée qui a sombré dans la folie, à peine sortie de l’adolescence, dès le début de ses études supérieures à Alger.

L’hiver
 
Dans cette salle à manger, pendant la guerre, nous passions les soirées d’hiver autour du « Mirus », le poële en faïence lie de vin, alimenté au bois, les lourds rideaux de velours rouge tirés sur le froid extérieur.
Grand’mère somnolait sur sa chaise basse ou faisait des petites pâtes, les « kaouas ». Elle avait l’air éteinte mais ses doigts continuaient avec une agilité et rapidité extraordinaires à donner forme à ces petites pâtes un peu safranées qui tombaient comme une pluie d’or dans un récipient en osier tressé recouvert d’une serviette, posé sur ses genoux.
Grand-père, resté assis à table, chantait doucement des psaumes  et des poèmes liturgiques. Après le repas, une main posée à plat sur la nappe blanche, main qu’il soulevait parfois comme pour marquer le tempo et l’autre tenant sa tabatière, il chantait. A intervalles réguliers, il s’arrêtait pour porter à son nez une prise de tabac que d’une pincée de ses deux doigts jaunis, il puisait en fourrageant méticuleusement dans sa tabatière en or finement ciselée . Il aspirait la poudre, narine après narine, dans un reniflement sonore à deux temps, ensuite, avec son grand mouchoir à rayures violettes largement déployé, il se mouchait bruyamment également narine après narine.
Puis le chant reprenait.
Pendant ce temps, Mireille s’occupait de nos engelures. Paul bricolait je ne sais quoi ou lisait ses bandes dessinées : Bicot, Les Pieds Nickelés…
Josiane et moi attendions Mireille. Surtout l’hiver, nous avions peur de rejoindre notre chambre commune noire et glacée. Parfois nous nous endormions à table, au chaud, la tête posée sur nos bras croisés. Les lits étaient froids et humides malgré les bouillottes, nos doigts et orteils bouffis et rouges d’engelures. Seule la salle à manger était chauffée avec le poêle à bois. Nous y étions tous réunis.
Après la guerre seulement, le chauffage central alimenté avec des boules de coke entreposées à la cave, fut installé dans tout l’appartement agrandi.


                                                     


                                                           L’été





L’été, les fenêtres enfin grandes ouvertes sur le ciel immense pour capter le moindre souffle frais de la nuit, nous occupions nos débuts de soirée à manger des amandes fraîches que nous cassions au pilon de cuivre sur le bord de la fenêtre. Nous en avions des couffins pleins, directement cueillies de l’arbre. Parfois, nous mangions des abricots, au-delà du raisonnable, juste pour récupérer les noyaux avec lesquels nous jouions. Nous lisions aussi : outre Bicot et les Pieds Nickelés, des Contes de fées, Hector Malot : En Famille et Sans Famille, A. Daudet : Le Petit Chose, J. Renard : Poil de Carotte etc... Soir après soir, ensuite, nous recherchions la petite Ourse et la grande Ourse au milieu des étoiles.
La radio- une grosse T.S.F. en bois- n’était allumée que pour les informations et Radio-Londres, la BBC, dont l’indicatif sonore, les 4 notes de la 5ème Symphonie de Beethoven dite « héroïque » (en morse 3 brèves, 1 longue : le V de victoire) résonne encore à mes oreilles. Le reste, pour l’instant, dépassait mon entendement.



Après 1944
A notre retour à Constantine en 1944, après presque deux ans passés à Oran où nous avons vécu, chez nos parents, le débarquement américain, le rétablissement du décret Crémieux et le retour à l’école, - épisode important de mon enfance que j’ai aussi raconté- les soirées étaient moins sereines. Mon oncle Eugène était engagé en Angleterre à la tête d'une équipe de déminage avec pour emblème une tête de mort, mes oncles Maurice et Georges et mon père avaient été remobilisés. Nous attendions dans l’angoisse des nouvelles du Front. Nous commencions à soupçonner l’indicible. J’entendais associer le nom de Hitler à celui d’Aman. Campagne d’Italie, débarquement en Provence, Campagne d’Allemagne ! Grand-père gardait l’oreille collée au poste et priait. Grand’mère scrutait les rares photos envoyées par ses fils et y découvrait des motifs d’inquiétude. Georges, affecté au service de santé, a été gravement blessé deux fois en allant chercher des blessés sous les balles et elle seule l’a senti ou compris en regardant une photo. Et il en sera ainsi jusqu’à leur retour. La France a été reconnaissante à Georges : croix de guerre avec 3 citations, médaille militaire, Légion d’honneur à titre militaire décernée dans la Cour d’honneur des Invalides à Paris.
C’est à Constantine que nous avons célébré sobrement la victoire, si cher payée, entachée par les tueries de Sétif le 8 Mai 1945 et la terrible répression de Sétif, Guelma et Kherrata qui fit dire au général Duval : « Je vous donne la paix pour 10 ans, à vous de vous en servir pour réconcilier les deux communautés ! ». Neuf ans après, la Toussaint 1954 et la guerre à nouveau !

Joseph et Hocine . Années de guerre.

Un ou deux ans après notre arrivée à Constantine, Hocine a rejoint le cercle de famille autour du feu, sans perdre pour autant tout à fait son statut subalterne.
Il avait 13 - 14 ans environ, aidait un peu au ménage mais surtout aux courses et petites corvées : le four banal, les petits achats, monter de la cave les bûches ou les boules de coke l’hiver, la glace pour la petite glacière l’été, les marchés tous les jours.

Joseph
Mais cette dernière charge revenait surtout à Joseph, employé aussi au magasin de mon grand-père, un pauvre Juif, père de famille nombreuse, alcoolique, qui découpait de larges trous dans ses godasses de cuir informes parce qu’il avait des cors.
Il était malodorant, transpirait, tremblait, s’empêtrait dans les comptes qu’il rendait à grand’mère qui se disputait continuellement avec lui. Sans cesse, il soulevait sa casquette crasseuse pour s’éponger le front. Son pantalon de récupération troué au genou, trop grand pour lui, était retenu à la taille par une ficelle.
Je revois ce malheureux Joseph, courbé sous un énorme bloc de glace qu’il portait sur l’épaule, un sac de jute posé en capuchon sur sa tête, dégoulinant de sueur et de glace fondue après avoir monté péniblement les 4 étages. Parfois il avait attendu des heures depuis l’aurore pour en obtenir.
On conservait la glace dans une petite glacière, et aussi, enveloppée dans de vieilles couvertures, dans de grandes bassines en zinc. La matière plastique nous était inconnue. On débitait la glace au couteau et au marteau. Pour conserver l’eau fraîche, on utilisait aussi des « gargoulettes », cruches poreuses en argile, ou des récipients en verre, entourés de linges mouillés : souvent des bouteilles dans des chaussettes de laine.
Joseph était aussi chargé de remplir, à la cave, les bouteilles du vin blanc et rosé cacher tiré de gros tonneaux que grand-père commandait chez Kanoui à Alger. Là il s’attardait beaucoup et remontait l’œil trouble et le pas chancelant. Pourquoi aussi tenter le diable ?
Pauvre Joseph ! Qu’est devenu ce malheureux après 1962 s’il avait survécu ?


  
                                      Hocine


Pour en revenir à Hocine, il avait été conduit un jour, loqueteux, pouilleux, pieds nus, de son douar chez mes grands-parents par son frère aîné, âgé d’environ 15 ou 16 ans, qui travaillait dans la famille Sarbib. La misère était grande chez les Arabes et beaucoup de Juifs aussi, surtout pendant la guerre.
Ma grand’mère a donné à l’adolescent de l’argent et du linge propre, pas tout à fait à ses mesures, et l’a envoyé directement au bain maure, sans même le faire entrer dans l’appartement, en lui recommandant de se faire raser la tête et de jeter toutes ses hardes à la poubelle. Les poux et le typhus étaient un terrible fléau. En 1941, Pierre Cohen-Solal, le jeune oncle de 27 ans de mon mari est mort du typhus à Constantine. Et aussi la même année, au collège de Sétif où il était pensionnaire, un jeune Bougiote de ses amis, Paul Courand, âgé de 17 ans. Et toujours en 1941, une épidémie de typhoïde frappa, entre autres, mon oncle Maurice. Les enfants de la famille furent recueillis par Suzette jusqu’à la guérison. Poux, puces, punaises, blattes proliféraient partout. Pénurie de savon, de produits désinfectants et de médicaments ! Rareté de l’eau ! Pauvreté et promiscuité ! Impuissance de la médecine ! Jusqu’à l’arrivée des Américains, de la D.D.T. du savon et de la pénicilline inconnue jusque-là!
Hocine, donc, est revenu du hammam et s’est attaché à la famille. Il souffrait de malaria et ses crises, malgré la quinine, étaient fréquentes. Il était secoué alors de violents tremblements et suait sur sa literie qui sentait l’urine et qu’il repliait le matin. Grand’mère et Mireille le soignaient comme l’un des enfants.
Bien plus tard, dans les années 50, il avait été promu employé du magasin de tissus. Josiane et moi étions en vacances à Constantine et nous l’avons rencontré par hasard rue Nationale, métamorphosé, correctement vêtu et si heureux de nous voir : « Claudette ! Josiane ! ». Il nous aurait bien embrassées mais. .
Certes, au quotidien, nous vivions dans une relative harmonie avec les Arabes, depuis des siècles, nous les Juifs, mais chaque communauté dans son quartier et avec les siens : le quartier juif : Kar Chara, le quartier arabe, et, avec la colonisation, le quartier dit : « européen ». Seule l’école fut un lieu extraordinaire de brassage et d’assimilation, mais les enfants arabes étaient minoritaires à l’école de Jules Ferry.

Les massacres du 5 août 1934


« Ce jour-là la France était absente ».

Nous évitions les quartiers arabes et depuis les pillages et massacres du 5 août 1934 qui avaient endeuillé la communauté juive de Constantine et fait 25 victimes dont 6 femmes et 4 enfants, nous vivions dans la méfiance et la sourde crainte d’un nouveau « pogrom », encouragé par l’antisémitisme d’Etat et ambiant et, osons le dire, l'héritage culturel chez les Musulmans : hostilité et mépris associés à la dhimitude jusqu'au décret Crémieux. Il y aurait une étude à faire des insultes en arabe : " fils de juif ! " à l'adresse de l'âne rétif par exemple, injure du paysan arabe que j'entendais encore dans mon enfance.
Le pogrom de 1934 eut lieu à Constantine mais aussi à Ain Beida, Sétif et divers villages de l’Est. Le climat s’apaisa un temps, après la guerre, la défaite nazie et la découverte des camps, le peuple juif pensait avoir recouvré sa dignité et trouvé, enfin, sa normalité, mais la bête immonde millénaire que nous croyions abattue, l’hydre immortelle de l’antisémitisme aux multiples têtes  - religieuse ou sociale ou nationaliste ou idéologique ou... ou...est-il besoin de raisons, les prétextes suffisent ? toujours facile contre  une minorité quand elle est désarmée-  ne faisait que somnoler !

Les communistes expliquaient, justifiaient ? : « Le 5 août à Constantine, ce n’est pas contre les travailleurs juifs, mais contre l’impérialisme et ses vautours que les opprimés arabes se sont révoltés ». (Sic) (Aux Archives de la France d’Outre-Mer sept. 1934,9h52, tract émanant des communistes locaux).
Quand on pense à la misère qui régnait dans le quartier juif  et aux victimes !  des vautours?  impérialistes? 6 femmes dont une jeune sage femme de 24 ans Aurélia Attali, une concierge de 65 ans, sa bru et ses 2 petites filles égorgées. 5 enfants de 4 à 14 ans la plupart "cou sectionné"? Et au prétexte qui a donné lieu au déchainement de la barbarie !
Comme il est confortable et rassurant pour l’estime de soi-même, de plaquer sur une réalité gênante et inacceptable que l’on refuse d’affronter ou seulement de voir, des slogans idéologiques passe-partout ! "impérialisme et ses vautours" C’est un air connu et pas encore démodé !
Chez les Européens : métropolitains, espagnols, italiens, maltais etc… l’antisémitisme était virulent et le massacre eut lieu dans la carence la plus totale des autorités locales.
Notre ami très proche Roland Halimi, maintenant décédé, témoigne : « les émeutiers se sont servi de lessiveuses comme billots. Toute ma famille a été égorgée ». (On vient d’entendre sur les Champs-Elysées, à Paris, en France, au XXIème siècle, hurler en arabe, -j’ai vu la vidéo- : « égorgez les Juifs ! », lors de la manifestation du 15 septembre 2012 contre un film ignoble offensant pour les Musulmans.) Ma blessure s’est rouverte ! Et voilà à nouveau le Samedi 13 juillet 2014 une manifestation de haine contre les Juifs à Paris et dans d'autres villes françaises avec les mêmes cris lors de l'intervention israélienne à Gaza. Les Israeiiens devraient-ils se laisser massacrer ou quitter une "terre arabe"? Et pour aller où? dans un des 10 pays arabes d'où on les a déjà chassés? Et pourquoi personne ne semble se préoccuper des centaines de milliers de Syriens; Irakiens, Africains, Afgans, Tibétains etc...déplacés, martyrisés, chassés, exterminés ? Le FIS ! Aqmi ! Talibans! Boko Aram ! Kalifah à nos portes etc...etc...On verra plus tard ? Pourquoi aucune manifestation organisée après le déchaînement de barbarie de l'E.I. ?
Roland Halimi avait 11ans à l’époque de la tragédie. Son père Alphonse Halimi, ses sœurs Janine, 6ans, Mady, 8 ans, et sa mère Fortunée Halimi ont été égorgés sous ses yeux alors qu’il se cachait dans une chatière où il avait l’habitude de jouer dans un grenier au fond d’une terrasse. Pour couvrir sa retraite, son père avait fait basculer vers cette chatière un gros meuble en bois. Les deux petites filles étaient restées accrochées à leur mère. Roland Halimi  témoigne : « C’est de derrière ce meuble que j’ai pu observer tout ce qui s’est passé. Des choses absolument affreuses. C’est la première fois que j’en parle … Toute ma famille a été égorgée. Pendant son affreux martyre, j’entendais mon père hurler d’une voix terrible le « Chemah Israël ». (Témoignage recueilli lors du 50ème anniversaire du massacre de Constantine). Cf. document joint. 

*bilan du pogrom :25 morts juifs, 500 blessés, 325 magasins pillés, plus de 30 appartements saccagés et 4 immeubles incendiés. Sur les 350 interpellations, une dizaine de détenus seulement furent jugés pour coups et blessures volontaires ou meurtre. 

**  Roland Halimi, notre ami, était un homme exceptionnellement humain et attentif aux autres. Ses terribles épreuves n'avaient pas entamé sa générosité. Jacques, mon mari, se souvient encore, avec émotion, des paroles qu'il a prononcés lors de leur première rencontre et moi, lors d'une soirée pour un mariage, du plus beau et pur compliment qu'on m'ait jamais fait. Il était prêt à tous les dévouements. Il fut mobilisé dans la 1 ère armée en 1943 et de prestigieuses décorations récompensèrent sa conduite  courageuse.    

  

 

 

   LA TRAPPE SOUS LE TOIT.




Chez mes grands-parents, pendant la guerre, au fond d’un court et étroit couloir sombre qui menait à la chambre des enfants et se terminait en cul de sac, une échelle permettait d’accéder à une trappe sous le toit.
Grand’mère nous disait : « Si des émeutiers arabes arrivent, vous vous cachez là-haut et vous ne parlez pas, vous ne bougez pas ! ». Le traumatisme du 5 août 1934 était encore vivace dans les années 1940 !
Cet endroit me remplissait d’autant plus d’effroi qu’il avait été transformé en véritable caverne d’Ali Baba.
Dans l’ombre, s’entassaient de gros sacs de jute boursouflés, difformes, remplis de légumes secs, farine, semoule, café vert en grain et aussi de très gros pains de sucre coniques, d’énormes jarres d’olives vertes et noires, de miel épais et d’huile d’olive à l’odeur puissante qui figeait l’hiver et qu’on puisait difficilement à la louche. Une insolite épicerie aux odeurs mêlées derrière un simple rideau.
Mais, dans l’ensemble, à Constantine, enfants, ma sœur et moi avons vécu ces années chez mes grands-parents, malgré la guerre, les lois de Vichy et notre renvoi de l’école en octobre 1941 (cause de notre présence à Constantine) dans une rassurante sérénité, protégées par l’affection des adultes, en « vase clos ».
Notre vie était bien réglée et sécurisante pour deux petites filles très ballottées jusque-là. Ma petite tante Mireille, seulement de dix ans mon aînée, nous entourait d’affection, s’occupait de nos jeux qu’elle partageait parfois, de notre travail scolaire. Elle illustrait de dessins nos « cahiers de poésie ». Elle était gaie et chantait. Nous l’aimions. Grand’mère, dévouée et bienveillante, régnait sur ses fourneaux et sur Joseph et nous houspillait mollement. Nous respections grand-père, son autorité affectueuse, sa culture et sa foi. Nous nous disputions avec Paul à qui Mireille donnait toujours tort puisqu’il était l’aîné. Chacun était à sa place. Le monde était en ordre.

 

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