La jeune fille rangée
Ma petite tante
« Une jeune fille rangée ».
Ma petite tante Mireille riait, chantait, lisait des romans de Max du Veuzit et de Delly*, debout devant la cheminée de la chambre qu’elle partageait avec nous, répondait de façon distraite à grand’mère qui criait de sa cuisine : « Mireille tu as fait les lits ? ».
*Pseudonyme littéraire sous lequel Marie Petitjean de la Rosière (1875-1947) et son frère Frédéric Delly (1876-1949) écrivirent des romans sentimentaux qui connurent un grand succès populaire.
Pierre Richard Willm |
Elle vouait un culte à Pierre Richard-Willm, le très séduisant « jeune premier aux mille fiancées » des années 30-40, blond « Chevalier du Moyen-Age et « dandy fin de siècle », à raie impeccable et ondulations qui finissaient en accroche-cœur. Dans ses films, des amours romanesques comme on en rêve toute sa vie : Le Werther de Max Ophuls, le Dantès de Robert Vernay, « L’inventeur » lunaire et maladroit du film « Anne-Marie » de Raymond Bernard, sur un scenario de Saint-Exupéry etc…
Elle avait des cahiers et carnets, qu’elle gardait jalousement, sur lesquels elle collait des illustrations découpées dans des revues de cinéma ou des photos d’artistes qui la faisaient rêver : Joan Harlow, Clark Gable, Veronica Lake, Greta Garbo, Jean Murat, Claudette Colbert etc…
Elle recopiait des poèmes et dessinait de façon charmante sur nos cahiers de récitations.
Je me souviens qu’à une surprise-party où elle avait été invitée, on lui a volé le contenu de son sac et elle a beaucoup pleuré son « carnet de poésies » gainé de cuir rouge.
Elle m’a annoncé, en décembre 2003, qu’elle venait de se débarrasser de ses cahiers de jeune fille après la mort de son mari . Je me suis senti dépossédée !
J’adorais ma petite tante dans ses longs peignoirs roses avec des cols en plumes de cygne, qui posait, sur le toit de la terrasse du 44 rue Thiers, en maillot deux pièces et grand chapeau de paille, comme une starlette, en surmontant ses complexes de jeune fille qui se croyait un peu ronde. Elle était plutôt timide et rougissait facilement.
Elle avait un teint de pêche et 18 ans en 1940.
Elle sortait très peu et toujours accompagnée, « chaperonnée ». On était très strict avec les jeunes filles à marier.
Il n’était pas question pour elle de « faire Caraman », comme nous, la génération d’après-guerre. On « faisait Caraman » à Constantine, comme la rue de la République à Beni Saf, le cours Bertagna à Bône, la rue d’Arzew à Oran, la rue Michelet à Alger, la rue de France à Tlemcen.
La rue Caraman était étroite. On s’y bousculait donc mais on était sûr de se rencontrer. Cette rue allait de la cathédrale, qui marquait la limite du quartier juif, jusqu’à la Place de la Brèche. Qui savait encore qui était Caraman ? Et la "Brèche"? Caraman c’était le paseo et la Brèche par où se sont engouffrés, après la mort de Danrémont, Valée et les troupes françaises lors de la prise de Constantine en 1837. c’était seulement pour nous la Place et l’esplanade aux "créponnés".
Caraman, mort du choléra, est un des officiers avec Valée, Damrémont, Rouault de Fleury, Lamoricière, Seguy-Villevalex qui, en 1837, ont participé à la prise de Constantine. La ville, sur son rocher, véritable forteresse naturelle, paraissait imprenable :
« Même Jugurtha ne pouvait pas prendre d’assaut Cirta à cause de la nature du lieu ».Salluste.
petits cireurs |
Rue Caraman, le soir, avant le dîner, toute une jeunesse « faisait le boulevard », « le paseo », déambulait dans des allers et retours incessants. D’un côté on montait, de l’autre on descendait. Un manège, un ballet de séduction en quelque sorte... On y retrouvait aussi ses amis, sans les chercher et sans rendez-vous.
L’été, on s’aventurait parfois sur l’esplanade de « La Brèche » pour déguster des « créponnés » ces neigeuses préparations glacées au citron. On accédait à l’esplanade par des escaliers sur lesquels de jeunes cireurs, assis sur leurs boîtes en bois, s’entraînaient à la percussion avec leurs brosses à reluire.